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9 juillet 2011 6 09 /07 /juillet /2011 00:22

 

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 « Ma grand'mère avait pour principe qu'en voyage on ne doit plus avoir de relations, qu'on ne va pas au bord de la mer pour voir des gens, qu'on a tout le temps pour cela à Paris, qu'ils vous feraient perdre en politesses, en banalités, le temps précieux qu'il faut passer tout entier au grand air, devant les vagues ; et trouvant plus commode de supposer que cette opinion était partagée par tout le monde et qu'elle autorisait entre de vieux amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la fiction d'un incognito réciproque, au nom que lui cita le directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut l'air de ne pas voir Mme de Villeparisis qui, comprenant que ma grand'mère ne tenait pas à faire de reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle s'éloigna, et je restai dans mon isolement comme un naufragé de qui a paru s'approcher un vaisseau, lequel a disparu ensuite sans s'être arrêté. »

Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs

 

 La discrétion ce serait cette délicatesse de ne pas imposer sa vision du monde au premier innocent qui passe, de ménager dans notre espace de proximité une vision vierge, potentiellement constructible par nos gestes assemblés. L’homme qui, dans un bus ou dans un cinéma, abandonne obstinément son bras au contact du mien a déjà en tête tous les plans de son tyrannique bâtiment, il me projette dans son monde où tous les bras entrent en contact dans une négligence humide, il élit seul ce biais pour faire irruption dans un autre monde, le mien, sans s’interroger sur les pratiques qui y sont en vigueur. Son manque d’imagination caractérise son impolitesse, il limite jusqu’à mon éventail de réactions, j’ai soit à témoigner de mon agacement en lui confisquant mon bras soit à hocher la tête en lui concédant un contact. Pourrait-il dire de moi que je lui impose ma vision du monde lorsque je me réserve mon bras au lieu d’en envahir mes voisins ? Non, ma réserve n’est pas une initiative, elle n’est pas encore un geste et, par conséquent, elle conserve la possibilité du geste lorsque lui, entreprenant le contact, l’épuise et la fourvoie.

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14 mars 2011 1 14 /03 /mars /2011 01:15

 

fraises sauvages-copie-1

 

« Mais que sommes-nous donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d’être du devoir être ce que nous sommes ? (...) Cette impossibilité n’est pas masquée à la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons, elle est notre incapacité même à nous reconnaitre, à nous constituer comme étant ce que nous sommes, elle est cette nécessité qui veut que, dès que nous nous posons comme un certain être par un jugement légitime, fondé sur l’expérience interne ou correctement déduit de prémisses a priori ou empiriques, par cette position même nous dépassons cet être – et cela non pas vers un autre être : vers le vide, vers le rien. »
Jean-Paul Sartre, L’être et le néant

« Ce n'est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l'âme, quand elle est en proie à l'ennui ; c'est aussi la vacuité de quelque chose d'autre, qui n'est ni les choses ni les êtres, c'est la vacuité de l'âme elle-même qui ressent ce vide, qui s'éprouve elle-même comme du vide, et qui, s'y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie. »
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité

« Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n’est pas besoin pour cela d’être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d’être en bonne santé et d’avoir la raison de son côté. »
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société

Dans l’impression de tourner à vide il y a cette abolition complète de l’importance de moments qui ne sont plus vraiment distingués ou conscients, il n’y a plus qu’un large temps flasque et assourdissant qui se déroule comme pour en finir, comme une attente que l’on accepterait de supporter au nom de la chose attendue. Mais parce que rien ne se manifeste finalement comme ayant été attendu l’angoisse point dans la torpeur et l’empêche de s’oublier, l’engourdissement n’a même plus le privilège d’une anesthésie stable, au milieu d’une insensibilité qui avait cru pouvoir exister les sens se réveillent et leur réveil est douloureux parce que pendant leur sommeil les opérations continuaient à vif. L’hébétude n’est pas une solution du point de vue déjà tatillon des sens mais ce qui l’interpelle n’est jamais qu’une exigence, c'est-à-dire le désir simplement directif d’être autre chose, d’être ailleurs, d’ouvrir les yeux, de bouger les bras, d’activer ses mouvements, mais sans offrir, ni aux uns ni aux autres, l’image positive de leurs objets, le contenu alternatif de leurs remuements. Ce qui a à se dessiner en creux de ce que nous ne voulons pas être n’est pas qu’un envers induit par l’endroit, il n’y suffirait pas, c’est un espace à construire, un lieu d’actes et de paroles qui doivent être façonnés, qui réclament une vertigineuse et désarmante faculté d’invention, une présence inhumaine de tous les instants.

Que reste-t-il de réel au milieu de nos humeurs, entre un jour où les choses s’incarnent et une période où elles se diluent ? Les variations de teinte des émotions ne se laissent jamais saisir que sur le mode de l’incompréhension : il y a un autisme des humeurs passées qui, confinées dans le formol du temps révolu, ne veulent plus répondre de leur cohérence ou des circonstances de leur naissance et qui par cet aplomb gagnent leur bien-fondé. Cet hermétisme fragmente et éparpille, il forge une nouvelle temporalité, celle d'une scène de théâtre où l'on observe revenir comme des acteurs consciencieux le prisme des humeurs qui colorent cycliquement nos perspectives, sans pouvoir faire autrement que donner raison et crédit à la plus extrêmement actuelle, à celle qui trône devant nous comme si elle avait supplanté les autres. On ne peut pas se saisir en guettant ses différences d’approche des moments parce que les moments ne s’approchent pas comme des mystères à cerner, ils se colorent, ils se colorent tant et si bien qu’ils semblent présentement toujours endosser leur teinte naturelle, objective. Il n’y a pas de tristesses passagères, il n’y a que des tristesses fondamentales que le projecteur de notre conscience décide ou non d’éclairer. Ce qui est dans l’obscurité existe toujours, toutes les cordes restent à mon arc, joies et tristesses sont toutes là et il y a de cette égale mais non indifférente disponibilité une lucidité vertigineuse à tirer, un élan de puissance qui doit pouvoir s’extraire des « catégories sentimentales du milieu ».

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9 février 2011 3 09 /02 /février /2011 02:45

 

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« J’avais un ami qui était photographe, il n’était pas philosophe, il avait très peu lu, mais c’était un homme totalement dénué d’illusions. Quand je parlais avec lui, parfois j’avais l’impression d’être naïf. Et cet homme, à soixante ans, a épousé une jeune fille. Il a eu un enfant. Et je lui dis : « Mais enfin, vous qui n’avez aucune illusion sur rien, comment pouvez-vous faire une chose comme ça ? » Alors lui : « C’est comme ça, je me suis amouraché de cette femme... » Je trouve que ce qui est vraiment beau dans la vie, c’est de n’avoir absolument plus aucune illusion et de faire un acte de vie, d’être complice d’une chose comme ça, d’être en contradiction totale avec ce que vous savez. Et si la vie a quelque chose de mystérieux, c’est justement ça, que sachant ce que vous savez, vous êtes capables de faire un acte qui est nié par votre savoir. »
Cioran, Entretien avec Léo Gillet

 

« Si on parvenait à être conscient des organes, de tous les organes, on aurait une expérience et une vision absolus de son propre corps, lequel serait si présent à la conscience qu’il ne pourrait plus exécuter les obligations auxquelles il est astreint. Il deviendrait lui-même conscience et il cesserait ainsi de jouer son rôle de corps. »
Cioran, Ébauches du vertige

 

 

Connaître une personne c’est avoir tâtonné jusqu’à réussir à habiter l’omniscience qui abat l’imperméabilité de sa peau, une peau qui ne cache pas un contenu à dénicher mais une extrême similitude. Comprendre cette similitude c’est disposer l’autre comme un acteur aussi entier et déterminant que soi-même, la vague idée d’un autre appréhendé à mon image – ayant mes gestes, mes perceptions, mon soleil, mes rues – s’incarne, c'est-à-dire qu’il vient revêtir le sentiment de familiarité qui ne se diffusait jusqu’alors que dans les limites de l’intimité de ma chair : il acquiert une clarté qui n’abolit pas sa capacité à être étonnant mais qui le place enfin sur une longueur d’onde adéquate où peuvent être comprises ses singularités, parce qu’elles quittent l’hostilité de l’extériorité pour la douceur de la cohérence.


Il est allongé et il me parle, son regard ne se détourne pas par absence mais par étourdissement, comme s’il lui semblait trop pesant d’additionner à l’épaisseur d’une confidence la solennité du contact des yeux ; un jeu s’installe, je le fixe, il se soustrait. Je le dé-visage : je cherche dans son visage, dans la capitale de son corps, le siège de son lui, chaque centimètre est passé au crible comme source potentielle de ce que j’entends, de ce que je sens qu’il est, du contexte que l’instant suppose. Son visage en est défait, désassemblé, il quitte son unité tutélaire pour incarner un entrelacs d’émetteurs : ses yeux, sa peau parfois très légèrement burinée, l’ouverture rythmée et maîtrisée de ses lèvres, le repli insouciant de ses paupières. Ses yeux parlent le plus, ils sont à la fois partie et tout, en eux transpirent des émotions qui n’atteindront jamais d’autres parties plus farouchement isolées ; ainsi s’apeurent-t-ils lorsque la conscience du « jeu » émerge, lorsque le naturel de la situation est écorché par la possibilité de se la voir jouer, les yeux bifurquent pour ne pas trouver dans ceux qui leur font face le même sentiment, il en va de la solidité de tout instant, de la possibilité de stopper la dérision. Visiblement son regard s’apeure lorsque son glissement paisible sur un environnement interchangeable se saccade en des séquences qui sont toutes scrutées : la réflexivité se multiplie, en plus de se voir lui-même il se voit comme étant regardé par d’autres yeux qui devinent qu’il s’examine, il est mis à nu et se retrouve dépossédé de son avantage sur les autres quant à lui-même, de cette longueur d’avance qui est toujours une réflexivité supplémentaire. La parole est dévoilement, le dévoilement rend vulnérable parce qu’il abolit cette longueur d’avance ou d’écart qui constituait le fief imprenable de la subjectivité.
Mon visage est appuyé contre ma paume grande ouverte et l’inconfort de cette position se renforce avec la fragilité du moment : je sais qu’un mouvement peut le faire renoncer à ses phrases, que n’importe quel petit remuement peut instinctivement lui ordonner une diversion. Cette fixité incommode mais prudente se convainc de son utilité, comme si les conditions en présence au moment de sa prise de parole étaient une alchimie savante qui n’acceptait aucune retouche sans modifier en conséquence l’intégralité du résultat. Mais le jeu s’arrête là où l’authenticité commence, parce que la conscience d’une vraie liaison s’impose, parce qu'après le jeu du jeu le dialogue interpelle, il a le sérieux d'un partage qui, avec J.D., ne peut pas se cacher longtemps sous des artifices ; les mots sortent renforcés d'avoir été confrontés au souci d'eux-mêmes, il s'agit de se soucier du jeu pour anesthésier son anecdotisme, pour l'intégrer à un projet qui dépasse le repli qu'entraînerait son seul constat, il s'agit précisément de bâtir sainement sur ce souci.

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2 janvier 2011 7 02 /01 /janvier /2011 23:47

 

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« Il n'y avait jamais eu d'explication entre Irène et lui. Ni avant ni après qu'elle fût partie. Elle avait attendu, pour partir, de se savoir indispensable. Sa patience avait été grande : elle avait attendu pour cela trois ans. Mais jamais rien n'avait été expliqué. Dès le début, quand il l'avait trouvée, cela avait été ainsi. Et ensuite, était-ce à cause de tant d'événements incompréhensibles ? il avait été dévoré du désir de comprendre : c'était peut-être ce désir qui l'avait attaché le plus à Irène. Il y avait eu des sortes de charnières dans leur vie, des points de moindre résistance : il aurait voulu savoir pourquoi ils avaient cédé. Peut-être aurait-il fallu, pour cela, remonter à l'enfance d'Irène, à ses jeux, à ses chagrins ? Maintenant il avait progressé. Il désirait toujours savoir, mais il avait appris la patience, il savait que ce savoir est l'œuvre du temps, de la réflexion, de l'amour - d'un amour différent, sans rien de commun peut-être avec la passion effrénée d'autrefois. Il songeait à la vanité des explications trop formulées, trop précises, quand il faut des volumes pour rendre compte d'une plainte, d'un soupir. »
La plage de Scheveningen, Paul Gadenne

 

« Défaire les formes, mais en garder juste ce qu'il faut pour ne pas sombrer dans la folie (en vie réelle) ou le chaos frénétique de l'informel (en peinture). »

Francis Bacon : logique de la sensation, Deleuze

 

Parfois on pourrait croire qu'il refuse de participer au moment, qu’il préfère le laisser entre nos mains pendant que doucement il fuit respirer son propre oxygène avant de revenir continuer l'apnée collective. Il y a de la superbe à refuser un poids sur ses épaules comme il y a de la violence à le déléguer, à se reculer dans sa chaise en croisant les bras, en se désolidarisant des mélanges incertains des mots et des idées des autres. Son recul est mystérieux parce que l'on peut très vite l'estimer plus profond que les écarts que nous nous voyons ponctuellement faire : il y a dans ses yeux qui regardent ailleurs des témoins lassés par des scènes qui se répètent, des répétitions vécues qui me font imaginer une distance irrémédiable, une adhérence à l'instant usée à force d'y avoir excessivement cru, à force d'avoir donné à l'immédiat l'importance d'une acmée continue.  L’excessivité un peu solennelle de la modélisation de son regard a un intérêt, l’intérêt de la projection, pouvoir lui soupçonner ce dégoût c’est croire en cette vision parfois écœurée des choses, c’est penser qu’elle a une légitimité, une justification solide, c’est donc déjà se laisser envahir par elle, adopter pour soi le regard que l’on prête peut-être exagérément à l’autre, faire confiance à ce point de vue parce qu’il est celui de l’autre tel qu’il semble le crier et tel qu’en fait nous voudrions le crier.

 

Je trouve chez lui les épaules pour supporter ce que je lis de son monde et ce que j’aimerais écrire dans le mien, sans que cette projection ne soit une chimère, non seulement parce que des adéquations émergent entre l’image projetée et la surface réceptrice, mais surtout parce que le lieu de cette rencontre n’est pas celui d’altérations potentielles, il ne devrait jamais s’agir de jouer le petit jeu de l’idéalisation qui traîne inévitablement derrière lui son lot de contre-rythmes car tout y est faux, ou plutôt tout y est prémâché, prêt-à-penser, prêt-à-parler, nos attentes en ce domaine sont trop souvent des formes instituées qui nous pétrissent à coup de marteau et nous imposent le monde tel qu’il n’est pas. Elles condamnent insatiablement à une insatisfaction due à la nature même des formes instituées, formes faillibles et parcellaires qui n’ont pas la cohérence de l’authenticité ; lorsque l’on arrive à leurs bords s’ouvre abruptement un désert ("le désert croît, malheur à celui qui protège le désert"), un gouffre où rien n’a été écrit, mâché ou pensé, nos pieds se meuvent si brutalement dans le vide qu’ils sont incapables d’une vigueur créatrice, ils sont anesthésiés par des béquilles qu’ils ont toujours employées et auprès desquelles ils s’empressent de retourner pour ne pas tomber. Ce qui se déchire dans l'enveloppe lisse de l'Image lorsque nos attentes prédécoupées ne trouvent plus d'écho c'est précisément cette découpe instituée à coup de marteau et si sa facticité devrait alors être dénudée sa perfidie consiste précisément à placer cette brèche sur le compte de l'autre, du manque, de l'insuffisance. Le cercle vicieux se dessine : aux portes du désert nous risquons de rebrousser chemin et de revenir inlassablement sur nos pas, en oubliant qu'ils nous mèneront toujours à la même impasse.

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8 novembre 2010 1 08 /11 /novembre /2010 04:23

 

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« La plupart des hommes ne supportent ni l'immobilité ni l'attente. Ils ne savent point s'arrêter. Ils vivent mobilisés : mobilisés pour l'action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l'honneur. Et pourtant c'est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l'homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d'arrêt, les points d'arrêt, les stations, les stationnements qui favorisent le plus en lui l'attention à la vie, qui lui apprennent le plus. (...) Cette vie intérieure que nous méprisons, c’est pourtant par elle, c’est en sauvegardant au fond de soi un refuge, si humble soit-il, que l’homme peut arriver à se superposer à sa tâche, à son activité sociale, à lui-même. C’est en se distinguant qu’il se pose, et qu’il acquiert le droit de compter. Ce qu’il donne, il faut d’abord qu’il le fasse, qu’il le crée de sa substance, pour qu’il ne risque pas de donner ce qu’il s’est contenté de prendre ailleurs. C’est à cette condition qu’il sera réellement agissant et vivant. »
Paul Gadenne, Une grandeur impossible

Les premiers jours je me résolvais à assister aux assemblées générales étudiantes qui précédaient les blocages de la fac pour donner du relief aux gens qui s'engagent, pour unifier l’étrange incohérence entre l’image morne d’élèves plats assis en classe et celle de militants déambulateurs aux fortes potentialités vocales. Ces liens m’échappent toujours et face à l’organisation de ces mouvements dans la durée, à l’édification d’une motivation et d’une responsabilité collective, à la construction d’un discours grave, j’oscille entre un respect romantique et une exécration du remuement et des bruits. La caractéristique récurrente et donc très égalitaire des différents haussements de voix et des applaudissements qui les suivent c’est cette entêtante économie de la preuve que tous les discours chérissent et qui donne un pouvoir absolu aux joutes oratoires et à leurs dynamiques, très intéressantes à observer, lorsqu’une foule décide de huer plutôt que d’applaudir, et que ce basculement se joue sur une infinité d’éléments insaisissables. Aux absolues victimes qui réclament la liberté d’étudier répondent les apôtres du droit de grève, pour qui la mobilisation ne doit au fond demander de permission à personne, son existence garantissant seule sa légitimité. Ce n’est qu’au milieu d’une foule que l’on peut saisir la puissance de sa fièvre, l’immensité des compromis que fait chaque individu sans bien en prendre la mesure, lorsque son adhésion à un des serments vociférés exige que toutes les nuances soient effacées, le pouce se lève ou se baisse et le sens s’égare. J’observe T. qui applaudit solennellement les propos d’un garçon sur l’invasion du sécuritaire, assimilant toutes les institutions à des prisons et appelant à leur destruction par le feu dont naîtrait un terreau sain. Cet acquiescement n’est possible que noyé dans la foule, T. brûle d’un désir de communion, d’intensité du moment et du lien aux autres, il y a un orgasme de la clameur qui est attendu jusqu’à n’en plus pouvoir, tout ce tumulte qui nous échappe mais qui nous accueille ne semble pas avoir de limite de puissance, l’attente de l’explosion est une progression vers elle, la frénésie tâtonne le contour de ses propres limites, l’hystérie de la foule efface tout le reste, il n’y a plus que l’exaltation qui existe.

Les engagés qui passent à la tribune supportent sans sourciller le poids de centaines de regards mais même les plus forts connaissent l’ébranlement des premières secondes de l’intervention, quand momentanément l’orateur est en face de son ultime vulnérabilité, quand l’honnêteté de la nudité est encore là, avant les mots et les idées, le micro dans la main et le son qu’il va tout de suite falloir expulser de sa gorge. A force d’avoir oublié que les évidences trop évidentes n’ont jamais de sens je me retrouve perdue au milieu de « cette société qu’il faut changer », de ce « système injuste », de ce « droit d’étudier », de cette « démocratie » que l’on invoque pour recadrer un tableau absent. Je sens que rien ne se passe ici mais je comprends cette immense illusion divertissante, la foule et ses bruits semblent être un impact violent qui créera des fissures, chaque engagé veut croire à l'instant charnière et il y a quelque chose de rationnel à souhaiter ces bifurcations claires, vécues et distinctes, on ne veut plus de cette crasse et de cette lourdeur de la trop immobile vie intérieure, mais la vivacité de la fièvre cache sa vacuité et l'individu risque toujours de se faire prendre par ce vide qui le gagne et l'annule.

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13 septembre 2010 1 13 /09 /septembre /2010 03:51

 

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« La foule vous est utile, jeunes beautés. Portez souvent vos pas errants hors de chez vous. C'est vers une troupe de brebis que va la louve pour trouver une proie à saisir ; c'est vers une compagnie d'oiseaux que se jette en volant l'oiseau de Jupiter. Une belle femme doit aussi se montrer en public : dans le nombre elle trouvera peut-être quelqu'un qu'elle séduira. Que dans tous les endroits, avide de plaire, elle passe quelque temps, et qu'elle s'applique de toute son attention à faire valoir sa beauté. (...) Marcher les cheveux épars et donner libre cours à ses larmes sied bien à une femme. »

Ovide, L'art d'aimer

 

Je sors timidement de chez moi et tous les regards, toutes les proximités, m’agressent l’air de rien, un type qui me frôle dans le métro, des paires d’yeux qui cernent machinalement leur environnement, tout devient source d’angoisse le temps que je reconstruise mon hermétisme calme, celui qui fait que l’on ne se souviendra jamais des milliers d’inconnus que l’on côtoie pourtant sincèrement le temps des trajets, des visages que l’on appréhende nettement sans trop avoir conscience qu’ils nous sortiront de l’esprit et dont l’éphémère pourrait nous sembler triste par un raccourci paresseux de l’esprit.
Ce qu’il peut y avoir d’angoissant dans le contact avec le passant : le fait de ne rien se devoir, ni bienveillance ni malveillance, chacun est livré à ses propres forces, abandonné à son sort, c’est l’étape qui précède toute politesse, avec la politesse on commence à avoir des obligations, ne serait-ce que la politesse du regard, considérer l’autre, ne pas le fixer, on pourrait avoir à répondre de son regard. Avant toute politesse il n’y a donc que ce rapport de force des hermétismes, il s’agit de glisser sur la présence des autres et d’être aussi glissant qu’eux, ne pas se fissurer de gêne, ne pas être malgré soi un centre d’intérêt ou d’inquisition ; l’angoisse est là, dans la crainte et l’incertitude, toujours un peu métaphysique.

Murielle prédit que je vais croiser C. et je passe la journée à le croire, cela renforce mon malaise mais je trouverais normal de le voir, j’en serais même assez contente, il y a quelques jours un rêve a suffi à chasser ce je ne sais quoi d’exaspération qu’il m’inspirait, de ces rêves bizarres qui modifient véritablement des situations réelles comme un état conscient et raisonnable pourrait le faire. J’étais déjà tombée amoureuse d’un homme politique dans un rêve, à mon réveil je désirais violemment lui écrire, durant toute la journée j’avais sincèrement pensé à lui. Impossible de relire ce que j’écrivais sur C. sans une furieuse envie de me frapper, l'impression d'avoir été vulnérable et imprudente, un peu infidèle aussi puisque je n'écrirais plus la même chose, l’exaspération n’est légitime que contre moi-même. Quelle est la valeur d’un sentiment, figé dans des écrits, qui ne correspond plus à l’actualité ? Quelque chose subsiste d’une analyse périmée, elle pourra être répétée dans de nouvelles circonstances, il est peu probable d’innover en parlant d’amour mais le sujet a soif de vécu, quand on vit les choses telles que maintes fois écrites, dites, filmées, il n’y a aucune impression de redite, on pense seulement comprendre véritablement et parfois à nouveau ce dont l’on ne connaissait que le nom, la surface. Reste aussi le goût puissant de l’instant, il faut reconnaître que ce qui est écrit a existé d’une existence violente et déraisonnable, insensible à un bon sens qui pourtant reviendra, j’ai souvenir de m’être intimé l’ordre de ne jamais regretter mon attitude quand je guettais C. à l’entrée de la fac ou quand je tremblais gentiment en lui offrant un livre à la fin de l’année, je me l’ordonnais par conscience que la justification évidente de mes actes passerait, que bientôt ils me sembleraient absurdes ou inappropriés, qu’ils perdraient en fait la base légitime de leur réalisation, mais que cette perte de matière ne devait jamais équivaloir à un démenti strict parce qu’ils sont de ces rares instants dont je peux dire qu’ils ont été très pleinement et consciemment vécus, en accord avec des exigences et des principes qui me semblent être, eux, définitivement ancrés en moi.

En allant emprunter des films à la bibliothèque près de la fac je m'arrête devant ses grilles et ses marches animées par les candidats aux rattrapages, cette structure étudiante et ce qu’elle représente de cours, d’amitié et de moments d’hiver est profondément chaleureuse, je ne peux rien désirer d’autre que ce qu’elle contient et même les déceptions qu’elle provoque, mauvais cours, mauvaises personnes, mauvaises journées, tout cela a la légèreté de circonstances particulières qui ne disent rien de profond. J’attends la rentrée aveuglément, je ne veux plus de ces vacances dont on nous abreuve jusqu’à écœurement et pourtant il n’y aura aucune satisfaction intense et concentrée lorsque les cours reprendront, chaque moment souffrira de son insuffisance laborieuse, une longue introduction aux cours, des conversations ni utiles ni agréables, il faudrait pouvoir tout synthétiser très rapidement pour redonner aux faits épars un vrai goût, mais à défaut d’avoir une telle capacité je garde en tête l’idée de la fac, des cours, de l’amitié, des moments d’hiver, je sais que c’est ainsi qu’ils se déclinent en moments, je m’éduque à poser un regard plus doux sur ces moments, au nom de ce qui les contient.

A défaut de croiser C. je rencontre JD dont les récits de vadrouilles passées me rappellent qu’il est plus âgé, qu’il a vécu des choses que je ne vivrai jamais et qu’il a un rapport à la vie fait d’immersions qui doivent abolir entre eux une certaine distance, je crois que c’est ainsi que l’on peut parvenir à être moins impitoyable avec les expériences, lorsque l’on s’est laissé happer par la cadence d’événements jusqu’à ne plus les interroger, jusqu’à les apprécier en vertu d’une acceptation qui m’est inconnue, acceptation d’un monde et de certaines bases instables. Dans la rue des filles qui passent incarnent la joie de vivre, la jeunesse façon film de Sophie Marceau, elles ont un mérite d’assaisonnement, elles montrent la possibilité d’un goût relevé d’une soi-disant insouciance, je comprends ce qu’il peut y avoir en elles d’émouvant, le constat d’un épanouissement dans un monde qu’elles n’ont pas choisi et qu’elles investissent pourtant comme si tout était normal, sans considération du néant ou crainte particulière, comme si l’engluement était le mode d’être normal, sain.

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30 juillet 2010 5 30 /07 /juillet /2010 02:41

 

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« Un signe caractéristique, à première vue tout à fait extérieur, de la puissance grandissante de la pensée à voie unique, c’est – on le remarque partout – l’accroissement du nombre de ces désignations qui consistent à abréger les mots ou à accoler des initiales. Sans doute aucun de ceux qui sont ici présents n’a-t-il encore jamais considéré sérieusement ce qui est déjà accompli lorsqu’au lieu de dire Faculté, vous dites simplement Fac. Fac, c’est comme Ciné. Il est vrai que le cinématographe demeure différent des hautes écoles scientifiques. Cependant la désignation Fac n’est ni fortuite ni inoffensive. Peut-être même est-il dans l’ordre que vous entriez et sortiez de la « Fac » et que vous empruntiez vos livres à la « B.U ». La question demeure seulement de savoir quel ordre s’annonce dans la contagion de cette façon de parler ? Peut-être est-ce un ordre dans lequel nous sommes entraînés et auquel nous sommes abandonnés par Cela qui se retire devant nous ? »
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?


« La fin du monde »


La récurrence de cette idée est quotidienne, ce n’est pas le regret de la fin d’une époque particulière, la fin du monde était certainement visible à sa quasi-naissance, cette crasse des choses humaines, des rapports sociaux, toutes les occurrences qui donnent envie de prendre le large, de se désolidariser sans nuance du monde entier ; la vitrine animée de l’hippopotamus, les couples bavards qui se dévisagent, une femme qui parle trop fort dans le métro, une bouche qui rumine bovinement son chewing-gum, une voix féminine traînante ou chouineuse, la vulgarité, l’ère du fun, le bavardage, l’incompréhension, l’énergie et l’organisation déployées dans des choses affreusement inessentielles, un homme qui met dans sa démarche toute son ambition débile de virilité, la couverture avilissante d’un magazine, la scatophilie télévisuelle.
Murielle dit que ces petits faits mous et dégoûtants, toute la bêtise qui défile et qui gave, nous aimons presque les constater, nous ne pouvons pas souhaiter un monde parfait dans lequel tous les objets de critique auraient été rééduqués, nous sommes dépendants des choses qui nous révoltent, elles sont le tuteur dont nous décidons de ne pas épouser la forme, une esquive qui prend peut-être à son tour une forme. Mickaël pense lui en terme de cohésion de tous les éléments d’un système, il dit qu’en retirer les composantes qui nous donnent la nausée reviendrait peut-être à désosser le bâtiment de quelques unes de ses précieuses colonnes, qu’il est possible que d’autres choses dont nous ne souhaitions pas la chute s’effondreraient par la suite, que nous ignorons donc les vraies conséquences des changements que nous espérons, que le tout d'une réalité doit s'appréhender comme tel. Mais à y réfléchir les étincelles de manifestation de la fin du monde ne réclament pas de pulsions de changement, elles sont d’un désespoir tout à fait incapable de destruction massive, ce n’est pas de l’impuissance mais du pragmatisme, la conscience que nous ne sommes personnellement rien du tout pour agir, que nous ne sommes que notre regret de ne pas voir le monde s’agiter autrement, regret qui ne naît pas d’une assignation orgueilleuse mais de notre faculté à concevoir que certaines choses auraient dû éclore différemment.
Se réconcilier avec le monde ce n’est que récréer à sa petite échelle ce que l’on veut, ce que l’on aime, dédaigner le reste et aménager son propre petit tunnel ; il n’y a rien de pacifié dans l’isolement, nous n’aimons pas davantage ce qui nous échappe vu par le prisme de notre aire d’influence ; la vie n'a pas à être belle, il est acceptable qu'elle soit écœurante.

 
Impossibilité du relativisme : on ne peut pas dire, je n'aime pas le monde mais je conçois que d'autres l'aiment  résolument et je leur concède avec tolérance cette idylle, il y a dans tout sentiment de lucidité un hégémonisme logique, il ne s'agit pas de condamner par principe le bonheur vraisemblablement mal fondé de quelqu'un au nom d'une hygiène rigoureuse de vie et de pensée, il s'agit de souhaiter que s'impose la conscience de l'insuffisance de nos résignations mutuelles et de s'entendre sur la nécessité d'une exigence permanente. L'exigence refuse les expérience inutiles et évalue nos épisodes de vie pour en définir progressivement et péniblement les bons ingrédients. 

Il y a, dans cette obsession de l'exigence, coïncidence avec ce que nous devons être, nous n'avons pas à être quelqu'un au contenu définissable, nous avons à obtenir notre propre respect et notre propre sens ; ne même pas se poser la question n'est qu'une triche grossière, non une échappatoire respectable. Nous avons un intérêt personnel à ce que le monde ne s'enfonce pas trop profondément dans son bain de non-exigence et de laisser-aller (« ne pas se prendre la tête » ; « se lâcher »), nous avons besoin de lui comme d'un témoin, nous avons besoin de son intelligence pour raviver et fonder durablement notre exigence, nous avons besoin qu'il place au premier plan ses plus belles réalisations pour toujours nous rappeler de quoi nous devons être capables. Si l'essentiel s'éclipse du premier plan, si nous n'avons plus devant les yeux que l'ingéniosité publicitaire, la propagande creuse du divertissement et l'amour en boîte de conserve, nous tuons pour nous-même les chances d'épanouissement de l'exigence et du sens.

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12 juillet 2010 1 12 /07 /juillet /2010 04:04


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Cette conscience bizarre qu'il faut faire quelque chose de ses vacances, que le déplacement dans un autre environnement implique que cette nouveauté soit explorée, même si elle n'est pas forcément cohérente avec l'ambition reposante d'un temps qui n'est pas travaillé au profit d'études ou d'un travail, d'un méchant autre, mais au profit de soi-même. Le temps mort nous pose la question de ce que nous voulons faire, de notre ambition pour nous-même lorsque nous n'avons pas d'autres obligations que celle de nous satisfaire, il se propose de nous permettre enfin de nous écouter. Il faut avoir des choses à se dire, que voulons-nous faire que nous ne fassions pas déjà ?

En Suisse les maisons ont un visage, un nez écrasé entre les deux plaques perpendiculaires du toit qui vient atténuer la laideur des constructions récentes, qui donne aux cubes de béton un aspect plus crédible, plus élaboré. Vevey compte sur le lac pour sauver sa beauté, elle s'encombre de manèges débiles et lumineux comme une jeune fille qui laisse ses cernes s'installer, beaucoup de ses places seraient simplement glauques ailleurs, il y a une esthétique banlieusarde persistante de la rue principale comme vitrine commerciale, on oublie de remarquer les immeubles, la vie de tous les jours de ses habitants. Godard disait qu'il restait en Suisse pour la beauté irremplaçable de ses paysages et il ne doit pas parler d'autre chose que de la majesté des montagnes posées sur l'eau d'un lac qui devrait être artificiel, montagnes que l'on oublie par nécessité, on aplatit le paysage parce que s'en émouvoir prendrait trop de place et parce que notre présence au milieu d'elles semble suffire, on ne croit pas devoir les louer autrement que par le regard et de froides photographies. Vevey a la modestie que lui impose ce voisinage, elle sera toujours plus petite que les sommets que la nuit elle-même ne masque jamais tout à fait, pourtant elle s'affole quand même dans ses étranges caprices urbains, les grands parkings, les hôtels fleuris dignes de la côté d'azur, les festivals attractifs.


A cause du bruit des sous-hommes aux manèges et de la chaleur je me réveille souvent tôt le matin, assez tôt pour être la première de nous quatre à entrer en activité, après une douche et un thé sur la terrasse je pars faire des courses, but qui sert de tuteur à mes pas, je regarde les boutiques en me demandant ce que je pourrais acheter qui ne soit pas trop superflu et qui puisse faire plaisir, un paquet de cigarettes à Murielle, des pommes et de la viande pour tout le monde, des journaux. En traversant la place de la gare vers dix heures j'essaie d'adopter le rythme local, je me berce bêtement dans l'idée que sans doute j'ai l'air d'une veveysanne qui travaille à dérouler son petit quotidien. Ce rythme sain m'anesthésie, je fais ce qu'il y a à faire sans d'autres questions, quand arrive le milieu de la journée je me retrouve atone, sans assez d'énergie pour lire sérieusement ou pour parler vigoureusement, malédiction persistante des vacances qui éteignent, même quand je pars loin je n'ai jamais autant l'impression de vivre aussi peu de choses qu'en vacances, la pause prend tout son sens négatif, elle m'éloigne de ce que je voudrais réellement faire et que je faisais avant elle. Avec Murielle cette malédiction devient un art, un fait digéré, nous faisons paisiblement de notre mieux, nous partons au bout de dix minutes de l'horrible ville de Montreux, nous pétillons pour Lausanne ou pour l'inactivité sur la terrasse, sorte de fatalisme malin qui embellit le temps subi qu'il faut faire passer.

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26 juin 2010 6 26 /06 /juin /2010 04:02

 

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Le problème de l’été c’est que personne n’en veut, même ceux qui jouent le jeu des débardeurs en plein soleil sentent que quelque chose manque, que baigner dans sa sueur déodorantisée, les pores surexposés et dilatés, ce n’est pas à la hauteur des promesses de l’imagination, le soleil n’est pas qu’un sympathique gain en luminosité, il voudrait se rapprocher et nous cuire, cette perversité seul l’hiver nous en met à distance. J’attends Murielle rue Champollion sans trop savoir de quel côté de la rue regarder, je sais qu’elle va sortir d’une salle avec les yeux qui clignotent, elle marchera vite et n’aura pas regardé son portable, je dois être attentive pour nous deux. J’ai laissé Mickaël sur une promesse de se revoir très bientôt, souvent ces promesses sont là pour atténuer la séparation, on se dit à très bientôt pour se dispenser de l’au revoir, plus besoin de se quitter puisque l’on va se retrouver, c’est comme si c’était fait. En dinant avec lui sa manière d’être et de parler telle que théorisée puis oubliée me revient, il y a ce rapport au temps particulier, l’idée que dire quelque chose c’est prendre le temps de le dire, qu’un dialogue est un échange poli de phrases longues et réfléchies, c’est le propre de ceux qui pensent plus qu’ils ne parlent et qui ont assez d’aplomb pour rendre compte de cette étendue. Il y a aussi cette distance un peu scientifique entre lui et ses mots, pas d’implication furieuse, quelque chose de neutre et de digéré qui force le respect parce que la réplique qui se forge en est ennoblie, les essences ont l’air de discuter sans médiation, on travaille à s’oublier, à braquer le projecteur central sur le vrai centre, pas sur nos petits avis contingents. L’amour est mort mais il s’active encore, il ne croit pas à mon jeune pessimisme, il parle de l’amour-couple comme quelque chose dont on peut se passer mais dont on ne voudra jamais se passer quelque soit l’intensité d’usage de la raison ; dans la somme comparée des maux et des biens ce qui tend d’ailleurs à faire pencher la balance vers les biens c’est sans doute cette force motrice du désir, l’idée même de l’amour dont l’existence à l’état d’idée est – malgré tout – suspecte.

En marchant piteusement d’un pas qui ignore sa destination nait l’idée salvatrice d’aller acheter des livres comme on irait acheter les outils de son bonheur à venir, j’y temporise mon constat d’insatisfaction, je le suspends le temps d’accomplir l’achat et la marche vers ce but est paisible jusqu’à oublier les raisons de sa quiétude. Il y a alors une certaine déception à refaire le chemin de cet apaisement, preuve que les prétextes dont il se saisit ne sont jamais assez vastes pour l’accueillir tout entier, il se perd dans le ressenti mais dès lors que la sensation a besoin de retrouver ses raisons pour se prolonger le contenu de celles-ci n’est plus assez enthousiasmant, l’excroissance de la joie réalise que sa présence tout entière est injustifiée, l’insatisfaction refait surface, pire, elle se projette, émerge la conscience de la futilité de ses tentatives de diversion. C’est le rapport consommateur au contentement, l’idée stérile d’un apport qui vient combler une béance, c’est aussi le problème de l’amour-couple, une fausse réponse à un vrai problème.

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15 juin 2010 2 15 /06 /juin /2010 04:09


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Le serveur apporte un coca et un sandwich dans la lumière jaunâtre de la terrasse où nous sommes assises, le rouge du pull de Murielle est moins rouge, son visage est choyé par cette couleur chaude en même temps que sa main se pose sur son front en une vaine tentative de gérer physiquement une migraine tenace. Les vacances vont durer cent vingt jours et nous traînons déjà un peu notre malheur dans les rues, notre déprime crasseuse du « tout est à faire », lorsque nous renouons avec la décevante réalité après avoir vu Robert Mitchum et Jane Greer s’aimer comme des fous entre deux cadavres et trois coups de pistolet, Deborah Kerr vivre les larmes aux yeux, la sagesse à la main. Comme si le cinéma oubliait parfois de nous ramener doucement aux choses du monde après être né d’elles, comme s’il comptait sur nous pour accepter toutes ses histoires sans dommage, juste comme des pauses, des étourderies. Sauf lorsque nait la satisfaction d’avoir vu quelque chose, de la beauté, de la justesse, du miraculeux, lorsque les dialogues sont radicalement étonnants dans leur simplicité, lorsqu’ils volent devant nous et que nous les rattrapons avec plaisir et surprise, lorsqu’ils ont eu la capacité rafraichissante de nous sortir de nous-mêmes, de décloisonner nos positions.


Alain Garel qui parle de Fritz Lang à la filmothèque, toutes ses remarques fonctionnent, toute la structure qu’il décrit prend forme, le film s’épaissit parce que tous ses plans sont pensés et que toute seule devant lui je ne l’aurais pas autant su. On ne nous montre jamais le ciel : je ne l’aurais pas dit, pas pensé, je n’aurais que vécu l’ambiance claustrophobique ; comme une recette réussie dont l’on viendrait nous dévoiler les ingrédients. Il y a quelque chose de satisfaisant à recomposer le puzzle, à cerner l’agencement des ingrédients mais il y a à craindre de s’arrêter à la jouissance de cette première intelligence en oubliant la globalité du sens. Ca doit être l’insuffisance constante de ce qui n’est pas de la philosophie, il faut accepter de s’enfermer dans un cadre de plaisir précis, sans le dépasser parce que le dépasser reviendrait à le quitter. Alain Garel souligne la structuration géométrique des images langiennes, les immeubles dont on ne voit pas le sommet et qui forment des lignes verticales, l’omniprésence de la foule, le jeu sur les niveaux de la ville... Et qu’il déterre ces aspects est agréable, érudit, intelligent, mais je ne suis jamais sûre que cela suffise à dire d’un film qu’il est bon, un réalisateur qui orchestre savamment l’exhibition de son imagination fait-il forcément des bons films ? Faut-il d’abord avoir des choses à dire ou avant tout travailler à l’intelligence d’une histoire en images ? Les questions se posent pendant que j'observe son ventre sursauter sous les assauts d'une toux régulière, un gros ventre rassurant qui déborde paisiblement de la ceinture contraignante de son pantalon en toile.

La tristesse des vrais jours noirs n'est pas seulement celle de l'humeur, elle laisserait sinon facilement apercevoir sa réversibilité, elle s'accroche d'autant plus efficacement que nous la savons lucide, que cette manière particulière de percevoir, même si elle ne durera pas, est la plus honnête, la plus stable, celle vers laquelle on revient toujours après des pauses, après des distractions et des moments d'humanité, la plus fidèle. Je croise C. le temps d’un bonjour et il est conforme à sa nouvelle image, il n’est plus idéal, il n’est plus vraiment aimable, il me semble hostile, d’une hostilité qui m’ordonne de le fuir parce que je suis déjà trop disposée à me détester sans que l’on me pousse sur cette pente. J’essayais d’expliquer à ma mère cette dépendance étrange et banale aux autres, avoir besoin d’eux dans un fantasme vital qu’ils peuvent tout apporter, déchanter mais garder une trace de la dévotion première, ne jamais réussir à s’indépendantiser de leurs avis et de leurs jugements, tout vulgaires qu’ils soient ; ma mère a cru sceller la discussion en balançant un « dépendance affective », avec sur son visage cette impression énervante qu’elle avait dit quelque chose alors que, précisément, elle n’avait rien dit.

Unica Zurn, Sombre printemps
S’en vouloir un peu que le livre soit si bref, le refermer et lui consacrer un temps de digestion officiel, repenser à la fin, s’émouvoir, accepter le petit livre fermé qui gît dans ses mains pendant qu’on pense à lui, pendant qu’il infuse.

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