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24 décembre 2009 4 24 /12 /décembre /2009 03:49

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J’entre dans l’impasse qui mène à Chartier, dans cette cour semblable aux autres où le gardien a déjà sorti les poubelles, nettoyé le pavé et fait part des plaintes des habitants ennuyés par le bruit aux patrons du restaurant. Un groupe attend, marrant de faire la queue pour manger un steak haché sauce poivre mais c’est aujourd’hui le prix à payer pour un retour à la vraie brasserie-cantine des années muses du fameux « c’était mieux avant ». J’attends A. et M. en lisant la petite inscription signalant avec grandiloquence la mort de Lautréamont dans l’immeuble, à l’âge de vingt-quatre ans. Marrant aussi la manière dont ce groupe l’ignore superbement, pas que je souhaiterais les voir organiser une minute de silence, juste cette constatation que les lieux n’ont pas de sens, que l’on ne peut pas leur faire confiance en matière d’éternité. Ne placardez pas l’endroit de votre mort, vous serez déçu. A. arrive d’une démarche conquérante, celle de la fille qui en a un peu marre des quatre mètres qui lui restent à parcourir. Elle vérifie en même temps la répartition de sa frange sur son front, le bras parallèle au sol, l’avant-bras tourné vers le front, la main en pleine action. Régulièrement un serveur sort pour faire entrer et placer les groupes au complet. M. arrive en retard, un retard désolé, sans gravité, elle porte une écharpe rouge, cette belle couleur qui transcende les époques et les partis politiques, de Mitterrand à Villepin. A. manque de me couper en deux au moment de franchir la porte tournante de la brasserie, le serveur le note avec cette acuité qu'ont les serveurs pour l'anecdotique, celle qui précède leur répartie idéale dans toutes les situations qui prennent pour cadre le restaurant.

Plus tôt dans la journée. Un petit chemisier noir parsemé de motifs colorés malvenus, cerné à la taille par une ceinture rouge vernie, un vague effort de tenue soignée made in China. J'essaie désespérément de tirer quelque chose de plus des hallucinations visuelles du quotidien que ce qu'elles me font vivre dans leur immédiateté, c'est-à-dire rien. Il suffit que j'essore un peu trop un événement et voilà que je ne supporte plus ma malhonnêteté. Tout a été dit sur ce couple à quelques mètres de moi, elle boit son café, il mange sa pâtisserie avec des yeux ravis, ses cheveux courts vilainement colorés la font ressembler à n'importe quelle consommatrice d'un Intermarché du Loiret, ils ne parlent pas mais regardent et détaillent ce qu'ils se préparent à ingurgiter. Il me semble aussi un peu facile de mépriser ce quotidien de vieux couple, ces sorties ratées, ces voyages artificiels qu'ils ne parviennent même pas à faire semblant d'apprécier, cachés derrière leur guide du routard. J'oscille vainement entre les deux attitudes, mépris et indifférence, jusqu'à ce que le couple se lève, enfile ses manteaux, son bonnet, les gants de madame, et parte. Je ne sais plus bien si le fait que tout ait été dit sur eux m’empêche de le redire, me force à en dire plus ou me contraint à me taire. L’option « adulte » me désespère un peu, l’idée qu’on réserve gentiment à nos jeunes années le soin de s’émerveiller de tout. On pourrait croire que la distinction jeunesse/adulte en matière de curiosité banale et d’appropriation des évidences est un raccourci rempli d’exceptions, de contre-exemples, mais tout de même elle a une belle pertinence. Le couple est remplacé par un autre, plus jeune, qui a eu le bon goût de s'assurer une descendance braillarde en la personne d'un petit gosse qui bientôt apprendra à marcher et cessera de pleurer irrationnellement. Ainsi va la vie ou quelque chose du genre.
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3 novembre 2009 2 03 /11 /novembre /2009 18:11



Non décidément il n'y a rien à tirer d'un cours nul. Jusqu'à il y a une minute je me disais qu'au fond, tout était une question de discipline, que si l'on se contraignait à suivre, à relire, à épouser la nullité avec un minimum de recul, on pouvait parvenir à essorer le contenu du cours nul de tout son éventuel intérêt. C'est une phrase qui revient souvent, « tirer au maximum profit de X ». Même l'année dernière, je n'avais pas bien réalisé la nature de mon rejet de presque tous les cours, à force je pensais presque que c'était un luxe, ma manière moi d'être capricieusement libre, de bouder des choses qui avaient peut-être quand même un peu de saveur, puisque tout le monde s'y pliait sans douleur, mis à part le folklore ambiant de dolorisme. A la fac j'ai découvert la fin du temps des caprices, je n'ai plus personne à contredire ou à alarmer si je suis absente, quelle banalité de le dire mais je me suis responsabilisée, soit exactement ce que j'attendais dès la fin du lycée. Mais le rôle du cours nul est néanmoins immense, il s'agit de le dépasser rationnellement, de le trouver nul pour de bonnes raisons en somme, ce qui est personnellement bien plus fertile que s'acharner à tolérer la nullité. Même si bien sûr on la tolère, cette nullité, il ne s'agit pas de se lever et de claquer la porte à chaque cours, ce qui deviendrait ridicule, mais l'idée de dépasser le cours pendant le cours même est absolument stimulante. Assise au dernier rang d'une petite grande salle, j'entends résonner des citations de Kant un peu maladroitement édictées, derrière moi le bruit d'une craie qui heurte régulièrement le tableau de l'autre salle, séparée de la notre par une maigre cloison. Deux rangs devant moi sont assises S. et P., deux rangs devant elles sont assis A. et T., T. avec son pull rouge qui de temps en temps me permet de le repérer dans l'amphi. JM n'est pas là, c'est la deuxième fois qu'il rate ce cours, je ne sais pas trop pourquoi, je l'ai grondé sans conviction par sms, j'ai surtout peur qu'il ne vienne pas de la journée. Depuis quelques jours j'ai envie de lui demander d'être mon modèle photo, depuis une photo du fils de Sagan imitant la pose d'une vieille photo de sa mère, j'ai eu envie de faire la même avec JM, d'en tirer une série même, pourquoi pas.
Depuis la rentrée on a tous repéré un étudiant à la connerie très développée mais aussi assez subtile, une bêtise qui fait d'abord plaisir parce qu'elle n'est pas la bêtise banale et commune, mais qui très vite est beaucoup plus insupportable que si elle avait été banale, parce qu'elle s'ignore d'une part, parce qu'elle se faufile partout d'autre part. Situation originale puisque l'habitude veut que ça soit à l'intelligence d'être pénétrante. Je me suis solennellement fait la promesse de l'approcher avant la fin du semestre pour en savoir plus, ce jeune homme pourrait constituer un tournant formidable dans mon expérience intolérante de la pensée.

Le cours s'est maintenant dirigé sur Hegel, le néant contient l'être donc le néant est l'être et l'être est le néant, tout le monde jouit de son ignorance, ou plutôt de son incompréhension forcenée, c'est vraiment un phénomène de groupe, jouir collectivement de sa bêtise comme d'un état dont on ne veut pas sortir, on se complait en fait à partager tous le même état, la bêtise est quelque chose de très fédérateur. Entre deux personnes qui ne comprennent pas, qui ne savent pas, j'aurais toujours plus de respect pour celle des deux qui a honte de ne pas comprendre ou de ne pas savoir. L'adage « n'hésitez pas à m'interrompre si vous ne comprenez pas » est une fiction pédagogique qu'on a eu tendance à prendre trop au sérieux, alors que ce n'est pour le professeur qu'une manière de se rapprocher de ses élèves dans leur ignorance, un peu comme le politicien qui va serrer des paluches sur un marché. Je veux dire, ce n'est pas sérieux.

Je pense mourir eventually par la faute des pauses cigarettes quotidiennes de mes congénères. Si j'avais un peu d'esprit de sauvegarde je m'abstiendrais d'accompagner les autres se tuer à petit feu, mais en même temps rester dans la salle de cours pendant la pause c'est s'exclure de toute la vie sociale de la classe qui ne s'exprime jamais autant qu'en pause.

En discutant avec un brillant anonyme, sous la pluie qui se cache, j'aperçois Murielle qui s'avance avec ce mi-sourire que je lui connais bien, mais que je ne pensais pas forcément constant, un sourire à la fois bienveillant et ironique, ça doit être le sourire du recul, de l'observation, un peu de contenance aussi, ou d'absence, un sourire qui témoigne que sa maîtresse est perdue dans ses pensées, et perdue même pas puisqu'elle reste en même temps attentive. Bref un sourire complexe. Quand je me poste devant elle elle a un petit sursaut d'étonnement et de retard, elle a sans doute appréhendé une silhouette s'approcher, se poster devant elle, sans identifier cette silhouette à moi, Juliette, mais en se disant que quand même, cette personne et son arrêt si proche n'étaient pas anodins. En remontant en cours je suis prise d'une vilaine quinte de toux, le genre de toux directement causée par l'aquarium passif de tabac que je viens de subir, le genre de moment qui donne envie de se mettre à fumer, histoire au moins d'être activement à l'origine du mal qui nous ronge. Pour autant j'aurais un peu la flemme de me prêter au jeu de l'addiction, c'est un effort de tous les instants que je ne suis pas prête à fournir. Je crois que je viens de rater un exposé brillant, l'heure est venue de me rattacher au cours, c'est aussi ça la chute quant à la nullité des cours, elle nous oblige à être présents pour actualiser sans cesse notre jugement, pour dépasser sans cesse le cours de manière rationnelle, si on s'autorise une absence on perd un peu en rationalité, on s'appuie sur une expérience plus vieille, moins justifiable. Par rapport à celui qui trouve le cours bon, et qui donc a tort, on perd en efficacité, avoir raison sans base empirique c'est toujours un peu difficile à faire valoir, même si fondamentalement on reste dans le vrai.
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29 octobre 2009 4 29 /10 /octobre /2009 02:14


On saisit en fait très vite, pour ne pas dire tout de suite, avec qui le courant passera. Je crois à moitié à ces histoires d'apparence, on fait juste semblant de se croire assez idiot pour se fier aveuglément à l'apparence, au sens d'une apparence qui aurait un sens bête et méchant, alors que l'apparence en fait c'est plus qu'un vêtement, c'est plus qu'un look ou qu'une dégaine, l'apparence c'est tout ce que transpire une personne, tout ces messages qu'elle a égrenés sur elle, à charge pour nous de les saisir. Il n'y a jamais de neutralité dans l'apparence, passé l'âge de raison tout signifie, même la nonchalance vestimentaire est un snobisme sympa etc. Pour Cendrillon c'était plus une question de hasard que de choix, j'étais arrivée en retard le jour de la pré-rentrée, une place était libre à côté d'elle dans la petite salle, le prof parlait, j'ai dit bonjour et je me suis assise sans trop la regarder tout de suite, je ne voulais pas donner l'impression de choisir mon voisin avec trop de soin, elle avait une petite trousse Longchamp sur sa table, la trousse tellement banale et moche que je m'expliquais mal dans quelle optique elle l'avait choisie, tant pis. J'ai tout de suite aimé les cheveux de Cendrillon, longs bruns et régulièrement bouclés, ils avaient l'air très disciplinés, très faciles à vivre à côté de la réputation sulfureuse qu'on donne toujours aux cheveux bouclés. Quand je lui ai parlé elle a eu l'air soulagée, le soulagement d'une fille qui craint un peu de revenir de sa rentrée sans avoir dit un mot à personne, plus vraiment sûre tout à coup qu'elle a bien vécu tout ça. Quand Blanche-Neige est venue se greffer à mon petit couple stable j'ai su que je venais de rencontrer la fille la plus inintéressante de ma vie, une vraie expérience humaine d'un débit hallucinant de banalités à la minute. Avec JM tout a été plus rapide et plus intense, je l'ai remarqué au bout d'une semaine seulement, alors qu'il avait intégré notre groupe de discussion-pause-cigarette devant la fac, il m'a parlé de son année de prépa et rapidement de choses essentielles, on s'est écarté du groupe bruyant qui nous enfumait. JM incarne une harmonie corps/esprit assez parfaite, j'ai su que mon intuition ne me trompait pas, il parlait avec de belles et rondes phrases, du haut d'une sincérité et d'une vérité que j'ai presque eu envie de sauvagement saccager, tellement elles étaient pures. Un soir en se rapprochant du métro nous avons compris que notre conversation ne pourrait pas se terminer dans la violence qu'allait exiger la situation, on se connaissait déjà mieux sans se connaître en fait mieux, de dix-huit heures à une heure du matin nous n'avons pas eu d'autre choix que de nous vomir nos vies et pensées respectives à la figure, de parler compulsivement même si nous nous sentions immobilisés par la politesse d'une amitié nouveau-née, parce qu'aucun de nous n'avait envie de se lever et de partir, tout en étant rongé par la crainte que l'autre, malgré les apparences évidentes, s'ennuie. JM m'a lu des choses merveilleuses ou juste brillantes, des petits textes réfléchis ou des poèmes inspirés, que j'ai dû faire semblant d'apprécier parce que décidément, ça ne me parle pas.

Le vingt-sept au soir, hier en fait, je réquisitionne JM pour la réunion du Club Villepin, j'espère secrètement le faire adhérer, je me surprends à être heureuse d'être au milieu de tous ces fidèles enthousiastes, PL nous aborde et nous parle de Villepin mieux que je n'en parlerai jamais, je le trouve magnifique d'abnégation dans ce non-narcissisme presque sacrificiel, s'engager pour un autre homme c'est presque aussi beau que de l'amour, mis à part peut-être la non négligeable inégalité entre l'homme porté et l'homme qui porte. Alors que Villepin prononce son discours je me demande s'il croise parfois le regard de quelqu'un, si par exemple il pourrait croiser le mien, mais il a l'air ailleurs, au-dessus, dans son for intérieur pourtant, il ne doit pas parvenir à faire taire cette question sans réponse, il se demande forcément qui nous sommes, ce que nous faisons ici, réunis autour de lui. J'imagine le sentiment étrange que cela doit procurer, d'avoir fait déplacer des gens qui viennent entendre un discours, voir un homme, je suis sûre que Villepin n'est pas assez blasé pour ne pas s'en émouvoir sincèrement. Je me dis que c'est ce que j'aime, cette capacité à ne pas sembler trouver tout normal, à s'étonner et à s'émouvoir sans cesse, ces qualités sont celles d'un grand homme.
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3 octobre 2009 6 03 /10 /octobre /2009 02:27


Les voyages en train me mettent face à un casse-tête indépassable. Les paysages impersonnels qui défilent ou l'on passe sans être vraiment, les autres, passagers inconnus aux destinations mystérieuses, le ciel, un avion qui passe, que l'on imagine en partance pour une très lointaine destination, une fille qui se sent observée même les yeux fermés. Un amas de sensations déjà vécues, déjà pensées, déjà écrites, qui m’énervent de banalité et de déjà-dit. Irrépressible envie pourtant de s'épanouir dans toutes ces impressions offertes par le mouvement, le lieu de départ, le lieu d'arrivée, la façon d'arriver, de rentrer. Il faudrait pouvoir arrêter de penser, mais en fait non, on arrêterait aussi de ressentir, on ne peut pas ressentir sans penser, la philosophie et les arts (et F.) nous ont beaucoup menti là-dessus. J’essaie pourtant, j’essaie de chasser chaque pensée qui pointe son nez, l’heure de train Lille-Paris se transforme en expérience cérébralo-empirique, plus je refoule plus elles reviennent, surtout par taquinerie de l’esprit, un truc un peu schizophrène qui fait que la pensée parfois se dissocie de la volonté, c’est peut-être un jeu de mauvaise foi, une conversation interne factice, un ping-pong mental truqué, je veux que cette pensée disparaisse et je le veux tellement que je joue à me taquiner et à force de jouer l’esprit prend l’habitude, le réflexe de résister à la volonté, de ne pas se plier à son impériosité.

Je Lui ai dit au revoir sur le quai de la gare de Lille Flandres, il prenait le métro je prenais le train, peut-être qu’avec lui j’arrive plus positivement à arrêter de penser, à être là où je me trouve, présente, sans être tout de suite pressée d’aller ailleurs. Il me semble sans cesse à conquérir, jamais acquis, je suis présente dans l’instable comme jamais je ne le serai dans le statique, voilà la clé. C'est trop difficile d'écrire sur l'amour, soit on décortique cyniquement soit on s'épanche lyriquement. Je suis très pessimiste quant aux choses que je ne peux pas écrire, je doute de l'existence de ce qui ne se couche pas correctement sur papier. Les siècles ont affaibli l'amour à force de non-dits et de mal-dits littéraires, en parler c'est parler pour deux, écrire pour deux, c'est donc perdre en justesse, en finesse, c'est s'acharner à construire un puzzle dont il manque inévitablement la moitié des pièces. On ressasse fatalement la même rengaine, impossible de creuser plus loin que les tunnels déjà formés, ça me semble quelque chose de capitalement frustrant pour n'importe quel être humain un peu porté sur l'écriture. Vendredi j'ai rejoint Jean près du Grand Palais pour la nuit electro, j'avais été tout de suite très enthousiasmée, même sans être très fan de la musique electro, l'idée d'investir un tel monument, cette espèce d'appropriation sauvage d'un témoin en pierres du passé, les gens fumaient sans complexe sous le grand plafond de verre, ils saccageaient gentiment les lieux comme ils l'auraient fait de n'importe quel endroit, c'était un bel exercice de désacralisation du musée, du monument historique, ça n'a pu que faire du bien à tout le monde. J'ai pensé que J. était le prototype des individus toujours absents du moment qu'ils vivent, toujours projetés dans l'après, dans l'ailleurs. J. n'est au fond jamais vraiment satisfait de l'endroit où il se trouve, des gens qu'il voit, il jongle entre les situations, éternellement inassouvi, et s'il profite d'un moment ce n'est que dans l'optique de tourner la page, de créer une chute et donc une fin à une scène précise et cadrée. En cela il est de ces gens foncièrement indisponibles qui impliquent nécessairement que le rendez-vous soit rentable pour que le rendez-vous soit. Se voir c'est faire ses preuves, c'est tenir le plus longtemps possible avant que vienne le temps d'ajouter, de retirer, de modifier la situation donnée. Et c'est finalement ce que tout le monde apprécie chez lui, ce côté follement humain, démentiellement vulnérable et concevable, cet abandon total à ce travers que tout le monde essaie normalement de modérer.

On écrit donc bien plus facilement sur l'amitié ou sur le train que sur l'amour et vraiment, c'est mauvais signe. La veille, en arrivant à la gare de Lille, un peu en avance sur l'heure initialement prévue par la SNCF, je l'ai attendu quelques minutes, je guettais sans y croire les trois entrées, sans y croire parce que je savais que je ne pourrais l'apercevoir qu'au dernier moment, je promenais simplement mes yeux partout pour que la raison de mon attente soit identifiable, transparence sympa que les inconnus s'offrent entre eux à certains moments de vie collective. A mes pieds j'avais posé le gros carton blanc à poignée qui contenait la lampe Habitat que je lui avais trouvée pour son nouvel appartement, une simple et jolie lampe argentée avec ampoule économique mais puissante, et dont la lumière promettait de ne pas être trop triste ou délavée. Il est arrivé désolé de ne pas avoir été là avant moi, il n'avait pas imaginé que mon train puisse arriver avant treize heures trois minutes. Il m'a guidée dans les rues d'un pas décidé, voir Lille était pour moi une première, au bout de cinq minutes j'ai décidé que la ville était un mélange de Nantes et d'une ville vaguement anglaise et je n'ai pas eu à réviser mon jugement par la suite. Nous sommes rapidement arrivés chez lui, au beau milieu du centre de la ville, la pièce semblait un peu vide car les meubles n'avaient pas encore tous été livrés. J'ai installé la lampe à la place la plus judicieuse, j'avais hâte qu'il fasse nuit pour voir plus complètement ce qu'elle donnait. Tout était beau et bucolique, même en faisant les courses au Monoprix du centre commercial, tout cet univers provincial m'attendrissait beaucoup, m'émouvait presque. Il portait un sweat Abercrombie & Fitch sur une simple chemise blanche, comme d'habitude, et je crois qu'à cet instant, dans ce centre commercial du plein centre de Lille, à côté de lui, je ne pensais pas plus loin que les portes du magasin.

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1 septembre 2009 2 01 /09 /septembre /2009 00:02


En y réfléchissant je n'aime pas trop ces moments de petit bonheur qui s'enchaînent et dont on remarque l'existence,  lorsque l'on ne trouve rien à reprocher à sa vie, rien d'important. Ils finiront et je ne parviens pas à trouver que  l'instant suffit, être heureuse cinq minutes en sachant que l'heure restante sera possiblement faite de petits malheurs  n'est pas une option séduisante. En même temps l'idée d'un bonheur à long terme effraie par sa fadeur, j'apprécie  presque ce doute constant sur sa pérennité qui pousse à le prolonger à tout prix, quitte à en faire pâtir le présent. Le  bonheur devient un travail de stratège acharné qui exploite au maximum sa marge de manoeuvre et d'influence dans  un grand lot d'aléatoire, il nie même cet aléatoire et se dit qu'il est à l'origine de tous les sentiments, de toutes les  ambiances qui habitent un couple. Sa responsabilité est tellement grande qu'il ne peut jamais relâcher son attention. Je  pense à dimanche, à notre réveil, à notre petit-déjeuner, aller bruncher dehors me semble capital pour conclure sur un  élan nouveau, pour ne pas se quitter sur les restes d'une soirée passée ensemble, seul moment vers lequel nos efforts  seraient dirigés, négligents comme deux mauvais organisateurs. Il faut des efforts constants, une maniaquerie du  détail, le laisser-aller ne peut pas être une règle délibérée de vie, ni à deux ni tout seul. Voilà à quoi je pense, dans ses  bras. Lui s'est endormi et je regarde le plafond à la recherche d'autres pensées profondes ou de sommeil mais ni les  unes ni l'autre ne daignent venir.

En fait l'idée de l'article me vient à ce moment là, je me répète "dans ses bras" (en titre ? en italique ?) plusieurs fois, jusqu'à penser à un texte d'Émilie qu'elle m'avait fait lire sur son beau carnet, un joli texte spontané sur un chaos compliqué, qui finissait "dans ses bras". Nota bene l'arnaque de ce concept, comme lire vautré au lit ou allongé sur l'herbe : la noblesse de l'activité lui a forgé une image d'Épinal de confort, de naturel, qui ne se vérifie pas en pratique. Les bras de l'autre ne sont confortables que dans la subjectivité de l'amour, la moindre petite once d'objectivité obligerait à y voir des os entourés de chair, un abri potentiellement pointu et oppressant. Mais on ne déroge pas aux rituels de l'amour, on ne peut que négocier des positions un peu commodes, au moins sincères. Avant qu'il ne se s'endorme je lui dis que Platon avait raison en fait, pour le mythe de l'androgyne, tout à fait raison. Il me dit "ouais ouais, mais tu l'as déjà dit". On écoute trois minutes de Vivaldi parce que l'iPod de sa mère est sur sa table de chevet et qu'il ne contient que Vivaldi, Glenn Gould et Étienne Daho. Au réveil sa mère rentre d'un mariage, on discute un peu, je suis intimidée, elle me prête Le remplaçant d'Agnès Desarthe avec un sourire bienveillant, elle est très belle, très blonde, très élégante, j'ai les cheveux un peu ébouriffés et ma jupe est froissée. Je le regarde lui, si à l'aise (aucun mérite, c'est sa mère), j'essaie de cerner à quel point j'ai le droit d'être moi, d'être naturelle, d'être ceci ou cela. Elle me parle d'une émission sur la poésie juive sur France Culture, sur le moment je m'en veux violemment de ne pas avoir entendu ce qu'elle a entendu, de ne pas avoir lu ce qu'elle a lu, des petites lacunes de rien du tout deviennent béantes parce qu'elles sont les seules passerelles conversationnelles, je trouve détestable de ne pas les maîtriser. Tout cela se passe très brièvement en fait. Elle nous dit d'aller déjeuner au Marty, lui ne veut pas, je propose le Café Beaubourg, on finit au Sévigné.

Quand je rentre je trouve mon père, fraîchement rentré, il ne me pose aucune question parce qu'il ne l'a jamais fait, ma mère s'en charge toujours, normalement. Sa politique actuelle est de ne pas prêter d'intérêt à ce que je pourrais dire d'intéressant, il a peur que ça me monte à la tête ou je ne sais pas, du coup je me surpasse, je lui parle de lectures, de mediapart, de la taxe carbone, je devance le présentateur du JT sur les infos qu'il délivre au compte-gouttes parce que j'ai déjà lu la dépêche sur le sujet. Je crâne. Il reste impassible, froid, distant, il part tôt et rentre tard. Alors j'ai des impressions d'indépendance, mes week-ends toute seule depuis l'âge de dix ans (ne pleurez pas) deviennent des semaines, je joue à la grande chez Monoprix, j'achète des poivrons rouges, des jaunes, des steaks de soja, des courses sérieuses quoi. Recette : prenez un poivron rouge (plus sucré que le vert, même goût que le jaune), lavez-le, coupez-le en deux, enlevez la "tige" et les graines puis coupez des tranches dans le sens de la longueur, plus ou moins larges. Faites-les dorer dans une poêle avec un peu de bonne huile d'olive, pas trop longtemps, histoire qu'ils restent croquants. Disposez le tout dans une assiette ou un ramequin, dégustez simplement.

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28 juillet 2009 2 28 /07 /juillet /2009 01:09


La Land Rover est partie vers le sud-ouest, dans le Lot, je n'aurais jamais passé autant de temps avec mes parents que cet été (enfin si quand même) mais encore une fois j'aime l'idée reposante d'atterrir en terre pacifique, chez une amie d'enfance de mon père et son mari, dans un hameau perché, loin de tout, séparé du reste du monde par une route sinueuse de quelques kilomètres dont les virages ne font pas de cadeau à la voiture chargée. En même temps les portables y fonctionnent et internet y règne, preuve qu'aujourd'hui on n'est jamais perdu nulle part. Je connais mal ce couple et leur fille, plus âgée que moi, actuelle doctorante en pharmacie, je connais son prénom et j'occupe sa chambre, elle vit pour quelques mois à Sarajevo. Les chambres des maisons de campagne sont nettement moins personnelles mais il y a des indices de présence, de goût, quelques parfums laissés là - j'en déduis qu'elle en a beaucoup, que ses parents ou son copain ont trouvé le cadeau rituel, qu'elle s'en fiche un peu. Une petite bibliothèque, des Tintins, des livres plus sérieux liés aux études, de bons romans, des mauvais, des magazines, un petit bureau en bois, un bouquet de fleurs, une belle armoire remplie de vêtements, une commode pleine de linge, une grosse malle en guise de table de chevet, des rideaux épais en lin, un fauteuil Louis XV. La pièce est grande et en fait un peu mal aménagée, il y a un grand vide au milieu, mal comblé par un tapis de laine, vide potentiellement inévitable car la chambre est plus carrée que rectangulaire mais quand même, il y aurait à faire. La baie vitrée du salon offre aux yeux un grand vertige, au loin on distingue le Château de Castelnau-Bretenoux, les hauteurs du Lot s'étalent généreusement et je ne parviens jamais à lire en faisant face à la baie vitrée, mes yeux se perdent toujours dans le paysage, il y a trop à voir.

A. et D. sont tout deux professeurs ce qui nous vaut à table de longues discussions sur le système éducatif, des récits d'anecdotes qui me plaisent et surtout leur envie assumée d'arriver à la retraite, une usure palpable. Je parle assez peu parce qu'il n'y a pas vraiment de place pour moi, je ne partage pas la longueur d'onde de leur conversation, je n'aime pas avoir cette image presque mutique mais je ne trouve pas légitime d'intervenir, le jeu social qui se déroule entre mes parents et eux est tellement réglé, tellement anti-spontané, que rien ne m'y motive assez pour y pénétrer. Tout est réchauffé, les réflexions sont devenues des anecdotes et à chaque récit le conjoint de l'intervenant prend le sourire poli et supérieur de celui qui connaît déjà l'histoire, qui se retire modestement du feu de l'action, presque physiquement, comme pour dire "c'est à votre tour". Alors pour m'occuper j'observe, très attentivement, j'essaie de dénouer les fils de leurs techniques de conversation, j'essaie de percevoir leurs failles. Pour mes parents la tâche est facilitée par des années de vie commune, je lis en ma mère comme en un livre ouvert, je crois percevoir objectivement tout son narcissisme, sa volonté d'être au centre des attentions tout en regrettant de ne pas l'être, pour faire diversion, pour que les autres ne puissent pas la penser narcissique mais qu'ils acceptent sans broncher ses "moi je" en se disant après tout, il faut bien qu'elle parle. Souvent je regarde mon père avec insistance, j'aimerais qu'il me signifie d'un regard que oui, lui aussi perçoit ces choses, que je ne délire pas toute seule dans mon coin. Je crois qu'il ne le fait pas par correction, parce qu'il aime ma mère et connaît ma tendance à la critiquer, parce qu'il ne veut pas attiser cela en donnant son appui, même d'un simple regard. Mon père a vendu son âme pour que règne la paix. Pour nos hôtes tout est plus compliqué, D. est une femme très effacée, je sens nettement qu'elle aime énormément sa fille, qu'elle écoute beaucoup les gens mais qu'elle semble avant tout vouloir tenir son rôle de femme de maison, elle a un côté bovarien, elle lit beaucoup et prend des anti-dépresseurs, parfois aussi elle s'absente complètement des conversations et fixe alternativement son regard sur ceux qui prennent la parole, sans pour autant les écouter. Ma mère ne regarde jamais la personne qui parle, preuve selon moi qu'elle poursuit en solitaire son propre chemin, ne voulant rejoindre la route commune que lorsque la parole est sienne, en ne rebondissant jamais sur le contenu de ce qui a été dit mais toujours sur un mot anodin qui l'inspire soudain, comme une mauvaise partie de ping-pong. A. a de la classe mais sa voix contraste avec le reste, elle a quelque chose de trop brut.

Mon père connaît D. depuis son plus jeune âge, je trouve entre eux cette complicité qu'ont les amis d'enfance, la complicité des souvenirs, des contacts, des regards tournés vers un passé commun alors que devant eux se déroulent un présent dont ils sourient ensemble d'étonnement : nos conjoints, nos enfants, nos vies, qui l'aurait cru ? Ces regards sont l'air frais de sincérité de nos longs repas, le reste me paraît tellement vain, une grande comédie où tout le monde joue à croire, à parler, à rire. Je dis à ma mère - en aparté - que je préfère la relation que je pense avoir avec mes amis, elle rit de l'évidence mais je crois qu'elle ne saisit pas bien l'ampleur de ce que je veux dire. Un débat Zola versus Flaubert se rejoue le premier soir, c'est un des petits numéros favoris de mes parents, A. et D. écoutent poliment, interviennent, glissent le nom de Maupassant, de Paul Zumthor, ils sont parfaits joueurs. Au restaurant, le deuxième soir, le vin succédant au champagne délient un peu les naturels bridés, D. s'exprime davantage, ma mère choisit le silence, très rapidement assommée par l'alcool, mon père s'embarque dans des discours assez stériles, sur des sujets si pointus que personne ne peut vraiment lui répondre. Je pense pendant tout ce temps à écrire cette facticité même si elle m'embête un peu, immortalisée de la sorte. J'aimerais noter des mots, des expressions, en fait j'aimerais prendre des notes pendant nos repas, ne rien oublier de ce que je note toujours mentalement. Il y a des phases ethnologiques de la vie où l'on s'arrêterait bien de vivre activement pour se ranger sur le côté, comme témoin attentif, et à force de scruter il n'y aurait plus de vie sous la loupe, il n'y aurait plus qu'un enclos où s'ébatteraient naïvement nos victimes, décortiquées, éventrées. Ma mère me dit toujours "arrête de ratiociner" et parfois je penserais presque qu'elle a raison. Mais pour de mauvaises raisons !

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19 juillet 2009 7 19 /07 /juillet /2009 11:43


Mon père relit Flaubert sérieusement assis derrière son bureau, ma mère écrit cette fameuse nouvelle sur la table de la salle à manger, supra concentrée sur son vieil ordinateur portable HP qui rame pas mal et qui fait "flotter" le texte, comme elle dit. Dans ces moments là j'aimerais bien savoir conduire, aller boire un truc à Saint Martin, voir la mer depuis les fortifications et ma mère elle dit que je ne suis jamais contente, que je pourrais aller boire un truc à la Bazenne, aller sur la plage de la Conche ou du Marchais, prendre mon vélo et faire un tour mais que non, forcément, je veux aller à Saint Martin, le seul endroit où je ne peux pas aller de manière autonome à dix heures du soir. Je dis que je n'ai plus de livre, que j'ai fini Valentin Retz, Cesare Pavese et que Kerouac m'a lassée au bout de cent vingt pages avec ses amis impossibles et ses dialogues bizarres. En plus je ne vois toujours pas où il veut en venir, cet anarchiste, et ça m'ennuie. Elle me dit va voir en haut, il y a des bouquins. Il y a quelques trucs éparpillés, le Pavillon des cancéreux, L'homme sans qualité, des nouvelles de Fitzgerald, du Dostoievski mais juste le tome II de je ne sais plus quel bouquin. Il y a beaucoup trop de Balzac, un peu de psychanalyse à deux balles, du Weber parce qu'un sombre idiot l'a offert à mon innocente mère qui n'en avait jamais entendu parler et qui ne le lira sans doute jamais. Elle me dit de prendre le Françoise Xenakis, Attends-moi, si tu n'arrives pas à te concentrer c'est d'une lecture facile, tu vas voir, elle dit encore. Je lis la quatrième en diagonale, ils citent des titres de ses autres romans, ça me coupe toute envie, traduite en dix-huit langues, ça doit pas être très bien. Je prends les nouvelles de Fitzgerald au cas où.

Avant d'attraper mon ordi et wordpad j'ai réouvert les contes du jour et de la nuit de Maupassant, j'aime toujours les lire, ils sont cruels ou réels ou les deux, enfin ils ont une fausse simplicité qui découle du coup de stylo de Maupassant, quelque chose de vraiment incisif, essentiel, je les admire dans toute leur modestie. Par la porte entrouverte j'entends parfois les éclats de rire de mon père, il me dit que Flaubert l'a toujours fait énormément rire, dont un livre en particulier dont j'ai déjà oublié le nom. Je décide de retourner dès demain chez le libraire, de lui demander qu'il me choisisse un bon policier, un truc qui me fasse baver de la première à la dernière ligne. Ca ou le Pavillon des cancéreux, j'hésite encore. Je me suis installée en face de ma mère sur la table de la salle à manger, elle se tient toujours très droite, de loin elle ressemble à un fil tendu, moi moins. Elle regarde son clavier pour taper les lettres sur word, moi pas. Qu'il pleuve ou qu'il vente elle se tient toujours à son petit rituel de passer à la plage chaque jour, même une heure, sans doute qu'elle s'y endort, qu'elle marche doucement au bord des vagues qui viennent doucement s'échouer etc. Une plage sans sable ça serait mon truc, Valentin Retz développe (un peu trop) sa haine du sable dans son bouquin, qu'il se sent cloué, torturé, supplicié, réduit à la bêtise la plus primaire, la plus physique, et sans doute il y a de ça. Kerouac ne parle pas de sable tiens.

J'ai bien entamé la nouvelle à contraintes définies par A, même si de temps en temps me prend l'envie de tout supprimer, j'ai l'impression d'écrire du Harlequin. Mais ça me donne un coup de fouet et je relis en éliminant le plus d'expressions trop toutes faites, le plus de situations trop utilisées, trop clichées. T est peut-être lui aussi sur l'île, je devrais l'appeler. Ici je me couche tôt, je me lève tôt, j'adore ce rythme de vie très sain, enfin juste sur un laps de temps réduit, à Paris ça ne serait pas faisable. Tout à l'heure j'ai croisé la racaille des Portes en Ré, j'ai bien ri, un petit brun aux yeux bleux, 14 ans à tout casser, qui se baladait lentement sur son vélo en écoutant 50 cent à toute berzingues. J'ai eu pour lui un sourire attendri, preuve s'il en fallait qu'il n'a rien d'une vraie racaille (car je ne souris pas tendrement aux vraies racailles, ndlr). Le vent souffle comme jamais, la nuit est largement tombée et au loin on aperçoit un bout de mer qui s'agite follement. Dans le petit jardin devant la maison un chat gris rôde, il doit convoiter l'abri poubelle, fantasmer sur son potentiel d'éventreur de poubelles, l'Ile est remplie de chats, sauvages ou non, je n'ai jamais bien compris la logique des fortes densités de chats sur les îles. J'imagine F, peut-être au Sel. à cette heure ci, je l'envie un peu, j'aimerais bien me téléporter à Paris quelques heures et revenir ici ensuite. Ma mère a pris un air catastrophé quand j'ai commencé à boire mon thé vert bio, elle m'a dit mais tu ne vas pas pouvoir dormir ! Jamais compris, non plus, ces légendes qui disent que le café et le thé empêchent de dormir. Presque vingt trois heures, l'heure d'aller lire Xenakis dans ma lointaine chambre, froide et mouillée qui plus est puisque j'ai eu l'intelligence de laisser ouvert le vasistas du plafond en pleine averse. Oui, finalement, je lirai cette Xenakis.
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18 juillet 2009 6 18 /07 /juillet /2009 11:41

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"La Légende de Duluoz compte à présent sept volumes, quand j'aurai terminé, dans environ dix, quinze ans, elle couvrira toutes les années de ma vie, comme Proust, mais au pas de course, un Proust qui court... Je vois à présent la Cathédrâle de la Forme que cela représente, et je suis tellement content d'avoir appris tout seul (avec un peu d'aide de messieurs Joyce & Faulkner) à écrire la prose spontanée, de sorte que, même si la Légende court pour finir sur des millions de mots, ils seront tous spontanés et donc purs et donc intéressants et en même temps, ce qui me réjouit le plus : RYTHMIQUES..."

Jack Kerouac, Lettre à Malcolm Cowley, 11 septembre 1955


Mon père n'aime plus du tout Saint-Martin. Il dit qu'il a des envies de meurtre lorsqu'il voit tous ces touristes, sur le port, qui bouffent bêtement leur glace à deux balles. C'est une constante, partout les touristes bouffent bêtement des glaces à deux balles. Il le dit assez littéralement comme ça, signe qu'il revit un peu de l'énervement qu'il ressent en situation lorsqu'il en parle : énervement feint, mis en scène, mais peut-être que si on lui mettait un touriste à glaces devant les yeux, dans ces moments là, il lui en voudrait personnellement. Je pensais poursuivre infiniment une vie américaine mais non, des choses arrivent et vous font prendre un autre chemin. La prochaine fois j'irai à Chicago, peut-être même en septembre, quitte à faire quelque chose des longs mois de vacances donnés par la fac. Alors la terrasse du Bazenne, aux Portes en Ré, ça change un peu de Bryant Park et compagnie, ça me ramène dans la douce continuité des six ou sept dernières années, temps depuis lequel mes parents m'attirent à l'île de Ré. Au début, au milieu, à la fin même, je n'aimais pas trop, enfin je me le disais, et puis je me suis surprise à y retourner avec A, en hiver, sans vraie raison, pour un week-end pseudo saint-valentin au Clos Saint-Martin. Après j'ai dû reconnaître que j'appréciais le côté 21e arrondissement de Paris, que les provinciaux et moi c'était pas le grand amour, et qu'aux Portes on croisait ses voisins de l'année. Même dans les plus petits villages de Sologne, il y a l'année plus d'habitants que les vrais locaux d'ici. Depuis dix-vingt ans, tous ont vendu petit à petit, normal quand on voit qu'une modeste petite maison, de même pas cent mètres carrés, atteint très fréquemment les cinq cents mille euros. On croise souvent Jospin sur son vélo, l'enfant d'Ars en Ré, il fait des tours bizarres, je veux dire pas très utiles, et dans des coins pas très beaux. Parfois Toubon, aux Portes, maison déjà plus imposante, plus typée villa que celle de Jospin. Esthétiquement, l'immobilier de l'île, ce n'est pas terrible : vous avez toujours quelques belles maisons, aux Portes, à Saint-Martin, mais la plupart sont d'anciennes baraques de pêcheurs ou leurs simulations, rachetées et boboisées par des Parisiens ou des 92iens, qui acquièrent au mieux un petit côté convivial et qui gardent au pire cette froideur de la pierre blanche, cette hostilité très côte Atlantique. Pour continuer malgré tout mon périple américain je me suis mise à Kerouac, on m'avait offert son imposant Quatro Gallimard et je me balade un peu partout avec, dans le panier de mon vélo, dans mon sac, sous le bras. Ici les gens font gaffe aux livres que vous lisez, même sur la plage il faut être présentable dans son choix de lecture, les regards sont impitoyables. Et je ne suis pas sûre que Kerouac soit du genre de la maison. Dans la grande et bazardeuse librairie des Portes, sans doute la seule de l'île digne de ce nom, je m'amuse à me perdre dans les rayons, si proches les uns des autres que l'on a du mal à estimer la taille de la pièce, à farfouiller dans des piles poussièreuses plus ou moins classées, sans y trouver grand chose d'ailleurs, juste histoire de faire vivre le folklore des vieilles librairies, d'oublier l'angoissante aseptisation de Gibert ou de la Fnac. Le type qui tient la boutique est un fou, plus que de littérature, des livres en tant qu'objet, il ouvre l'été pour les Parisiens et part l'hiver s'approvisionner un peu partout, surtout à Paris. Circuit fermé : on ne sort jamais vraiment de Paris ici. Il accepte à la fois l'euro, le dollar, la livre sterling, tout sauf "la monnaie plastique" ie la carte bleue, et le jour où ils l'obligeront à l'accepter - dit-il - il partira. L'endroit accueille des scènes anecdotiques, un vieux monsieur qui entre et qui demande d'une voix rocailleuse au libraire "des ouvrages très pointus sur les guerres napoléoniennes en Espagne", un femme qui adôôre Madeleine Chapsal et cherche un livre écrit "par un Nicolas de quelque chose, l'histoire de deux jeunes gens amoureux et euh..." Le libraire dit volontiers que le jour où il partira, ils s'empresseront de le remplacer par une boutique de fringues, il rit en mentionnant un nouvel arrivant du village, spécialisé dans les tee-shirt et pull "I love Ré", avec le coeur et compagnie. J'achète Le métier de vivre de Pavese, parce que Murielle m'en a donné l'envie, du Virginia Woolf, parce que je viens de lire un passage où Kerouac s'en prend à son "chichi romantique" et des bouquins de botanique, parce que c'est la passion du jour de ma mère. Je remarque que le rang d'étagère étiqueté Charles Maurras contient beaucoup plus d'ouvrages que dans n'importe quelle Fnac ou Gibert, quand j'en parle plus tard à mon père il me dit que sans doute le libraire s'adapte à la demande. Chaque jour celui-ci tient une liste de tous les livres qui lui sont achetés, pour se réapprovisionner rapidement, tout est soigneusement organisé alors qu'on penserait spontanément qu'il s'agit d'un grand n'importe quoi où les livres arrivent par hasard. Ce doit être un job sympa, ça, libraire dans une petite ville, dans un village, ou même à Paris, comme cette petite librairie philosophique de la rue Claude Bernard, où j'oublie toujours d'aller mais que sans doute beaucoup de normaliens fréquentent. Mes parents ont un peu la flemme de faire de vraies courses alors on atterit sans cesse dans les restaurants du coin, parfois j'aimerais un petit plat à la maison, autour de la table, mais pour cela il faudrait que je prenne les courses en main. Ici il n'y pas grand chose, pas d'internet, pas de télé, pas de vraies sorties, alors qu'il pleuve ou qu'il fasse beau je me retrouve à lire, à écouter la radio, je commence à bien connaître les programmes de France Culture, toutes leur petites musiques de transition.


Kerouac me donne envie d'aller à Denver en partant de New York, de faire du stop. Bref ce que je ne ferai jamais, alors je suis contente qu'il le fasse pour moi, j'ai souvent l'impression d'y être. Pour l'instant, et parce que je ne suis qu'au début de Sur la route, je ne suis pas bien sûre de voir où il veut en venir avec ses déplacements sans fin, ses rencontres romanesques, ses amis atypiques. Mais comme lui-même ne sait pas trop ce qu'il en est, je me plie à notre ignorance commune et je profite de son écriture, écriture de celles qui laissent respirer et voir. Le recueil contient aussi des articles judicieusement placés là, je découvre tout cela un peu naïvement : "contrecoup : la philosophie de la Beat Generation", "Principes de la prose spontanée", "A quoi je suis en train de penser" etc.


Ca me dirait bien d'écrire des cartes postales, à qui voudra.
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21 avril 2009 2 21 /04 /avril /2009 17:39


Un café. Des gens dedans, dehors, surtout dehors, il fait très beau, très chaud, le soleil tape en plein sur la terrasse. A côté de moi une fille bosse je ne sais quoi, un truc qui nécessite des surligneurs et une calculatrice, des polycopiés et un Perrier citron. Parfois un moineau entre dans la salle pour picorer ce qu'il trouve par terre, des miettes sûrement. Bon mais en fait je me fiche du moineau et du café, il n'y aurait pas grand chose à raconter je crois. Qui étaient ces idiots qui passaient leurs journées au café pour écrire ce qui s'y passait ? Peut-être qu'ils ne faisaient que semblant d'y être, confortablement installés dans leur lit. Par exemple je pourrais voir cette fille entrer dans le café, une fille assez belle mais à la beauté discrète, qui n'a pas une pleine conscience d'elle-même. Elle pourrait s'asseoir juste en face de moi, là, sur cette table de quatre vide et triste, poser son sac en face d'elle, ou à côté d'elle, sortir un livre, ou sortir son portable - disons son portable - et elle commencerait à rédiger un message à un ami, pour occuper ses doigts d'abord un peu gênés de n'avoir rien à faire en public. Ensuite elle s'y ferait, à sa solitude, elle poserait son portable et elle s'enfoncerait dans sa chaise, en regardant les autres autour d'elle, dont une personne avec plus d'insistance, ce type qui lit un gros livre près de l'entrée. En même temps il semble peu probable qu'elle prenne une table de quatre pour elle seule. Peut-être qu'elle attendrait des amis. Si elle était réellement seule, elle irait probablement s'asseoir à une table pour deux, près de l'entrée, pas loin du type avec le gros livre. Du coup elle le regarderait moins fixement parce qu'on regarde toujours moins les gens qui sont proches de nous. Sûrement qu'elle sortirait un livre, du coup, si elle sortait son portable elle aurait peur que le type la prenne pour... pour une fille qui sort son portable en s'asseyant quelque part. Elle lirait un Duras. Ou un Colette. Peut-être même un Montherlant, juste pour voir, sa tante lui a dit que c'était délicieusement machiste. Quand une fille de son âge entrerait dans le café, elle lui lancerait un regard méchant, scrutateur, comme une lionne qui a choisi sa proie - le type au gros livre - et qui ne permet à aucune autre lionne de tenter quoi que ce soit. Le type ne se douterait de rien parce que les types ne se doutent jamais de rien, sauf lorsqu'ils sont lourds et trop entrepreneurs, ça vient certainement de cette incapacité masculine à faire plusieurs choses en même temps : quand ils regardent un film ils regardent un film, quand ils lisent ils lisent. Point barre.

La fille à côté de moi s'est mise à réciter son truc tout haut, ça ressemble à de la comptabilité, même si je n'ai aucune idée de ce à quoi ça peut ressembler, à l'oral, la comptabilité. Enfoncée dans sa chaise, bien droite mais en même temps détendue, la fille lirait son livre avec une passion un peu feinte, juste parce que c'est classe d'être dans son truc, cette exclusivité de l'attention, c'est masculin en fait, en tout cas c'est classe. Le type ne remarquerait toujours rien, de toute façon la fille n'agirait pas spécialement pour le faire réagir, juste pour s'ancrer dans un scénario particulier, pour avoir les gestes de la fille qui lit avec passion à côté d'un type qui lit un gros livre. Même pas sûr qu'elle y réfléchirait autant, à ce qu'elle fait, la fille. Disons qu'elle le ferait un peu automatiquement, du haut de l'habitude qu'elle a à le faire à chaque fois. Malgré toute sa bonne volonté, la fille aurait des instants d'inattention, elle lèverait parfois la tête, rêveuse, et regarderait les passants dans la rue du café. Et ça ferait un peu partie de son rôle, cette façon rêveuse de s'élever de son livre, comme si elle rêvait grâce à lui, comme si elle pensait par lui. J'ai précisé qu'elle aurait commandé un café ? Ca va de soi. Un café tout ce qu'il y a de plus classique, un expresso moyen, pas assez bon pour qu'on le remarque, pas assez mauvais pour qu'on lui en veuille. Et puis ça reste l'option la moins chère dans n'importe quel café. Parfois, aussi, elle se mettrait à sourire, pas trop visiblement hein, presque seulement intérieurement, encore une fois pour s'ancrer dans ce scénario où le script de son imagination lui dit "elle sourit." Peut-être que le type partirait à un moment, pas tout de suite mais disons, une heure après son arrivée. Il jetterait négligemment la monnaie sur la table, le compte exact, il rangerait son livre dans la poche de sa veste et il partirait léger, comme il est venu. Pour elle ça serait un mini déchirement, ces drames arrivent chaque jour, un type qui quitte le café où la lionne avait tendu son piège imaginaire, c'est un drame l'espace d'une seconde, demain la fille aura oublié et ça recommencera. Si le type l'avait abordée, elle l'aurait de toute façon immédiatement placé dans la catégorie "lourds qui abordent" et se serait bloquée, aurait répondu le strict minimum pour lui faire comprendre que non, tais-toi maintenant, retourne à ton gros livre à laisse-moi à mes plans secrets.

Une fille est venue s'intercaler entre mademoiselle comptabilité orale et moi. Elle mange un truc bruyamment, c'est dégoûtant. Si lui vient l'idée saugrenue d'essayer de lire ce que j'écris sur mon fichier wordpard, au moins elle saura qu'elle pourrait faire moins de bruit. Et se redresser aussi, qu'est-ce que c'est que cette position qui incline la tête parallèlement à la table ? J'ai l'impression qu'elle lit maintenant. C'est pas contre toi hein. Alors ça y est, le type est parti, la fille se retrouve seule - ou tout comme - dans le café, malgré tout elle ne change pas d'attitude, elle reste concentrée sur son scénario imaginaire, la continuité c'est important, comme les acteurs d'une pièce de théâtre, quand leur monologue est passé ils restent quand même dans leur personnage. La fille attendrait son monologue depuis longtemps, mais jamais il ne serait venu, c'est le drame d'une vie ça, le monologue qui ne vient jamais, le rôle qui attend son passage en permanence. Elle est jeune, sans vraie expérience, pas cette expérience dont parlent les gens à partir de soixante ans en tout cas, elle a le temps de voir son monologue venir. N'empêche que. Il tarde. Et un monologue qui tarde, quelque soit l'âge, c'est dramatique. Elle penserait à ça, à son monologue raté, elle aurait arrêté de lire son Duras, son Colette etc. Elle l'aurait peut-être même rangé pour sortir son portable et envoyer ce message ô combien dispensable à son ami, A... Aristide. Elle songerait à partir à son tour et elle se souviendrait que rentrer pour rentrer n'a pas plus d'intérêt que de rester ici. Donc elle resterait, jusqu'à ce que l'impulsion la prenne de partir d'un coup. Le café vient de se brancher sur un morceau horrible qui me déconcentre, le type chante horriblement mal "I'd like to drive your tears, you're my destiny ouh ouh yeah yeah". Ce genre de chanson me donne souvent l'impulsion de partir, je résisterai peut-être cette fois. Vendredi dernier j'ai envoyé mon dossier à Assas, je vais partir en droit, enfin sûrement, j'ai même un fichier powerpoint de mon futur parcours scolaire, en troisième année j'entre à Sciences Po Paris, l'interview du Figaro de ce type tabassé dans le noctilien m'a convaincue que le verbiage c'était l'avenir, que la rhétorique c'était la vie. Je crois que ça y est, la fille est blasée, elle se lève, range son portable, son livre, tout, elle met sa veste et s'en va.




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7 janvier 2009 3 07 /01 /janvier /2009 22:13


Cours d'introduction sur le roman, la vache, j'ai dû avouer que ma fumiste de prof penchait parfois vers l'excellence, voilà qu'elle nous parle de l'actuel roman américain, qu'elle insulte ceux qui lisent Zola pour l'aspect so-cio-lo-gique, qu'elle cite Philip Roth et qu'elle nous conseille Don DeLillo, aussi grand que Balzac « ou presque » (je ne sais pas ce qu'il vaut, je compte sur l'un d'entre vous pour ne pas l'aimer mais qu'elle le mentionne dans son cours relève d'une ouverture intellectuelle dont je ne la soupçonnais pas). Je l'accuse intimement de démagogie alors qu'elle se lance dans sa diatribe contre les universitaires – donc contre elle-même, c'était le plus suspect – « certaines personnes pensent que plus c'est chiant [terme non contractuel ndlr], plus c'est intelligent : mais non ! » Les élèves rient, elle est contente de son effet, une petite rumeur s'élève, chacun raconte à son voisin son expérience de lecture chiante et se glorifie de ne pas être bête pour autant. Quand vient l'heure de passage du roman français actuel la sainte femme regrette notre retard national, causé selon elle par cinquante années d'expérimentations en tout genre, expérimentations intéressantes en elles-mêmes mais qui ne contribuent en rien à élever le roman, en tant qu'élever le roman c'est « fabriquer du possible ». Ma voisine note « roman = fabriquer du possible ».

L'heure passe, mange sur la suivante, et elle parle, parle beaucoup, sans s'interrompre, sans être interrompue, écoutée. Sa petite voix raque – toujours cette petite voix, toujours ce maigre cou – glisse dans la salle sur nos oreilles attentives, elle est si basse et si grave qu'elle résonne comme une voix enrouée, je me surprends plusieurs fois à toussoter à sa place, je me sentirais presque mal tant cet enrouement est récurrent, j'ai envie qu'elle tousse une bonne fois pour toutes, qu'elle retrouve un peu de clarté vocale, je pense en souriant au professeur de philosophie la veille et à sa petite phrase alors qu'elle manquait de mourir étouffée : « la finitude est dans le gosier. » Elle s'efforce parfois de coller plus strictement à son programme – car non, Roth n'est pas au programme – elle s'extasie sur l'Astrée dans une totale insincérité, enchaîne sur Tristan et Yseult en prononçant ces noms de nombreuses fois de suite, encore cette détestable manière de vouloir imprimer la prestance de ses mots dans nos esprits, je cède parce qu'elle a été bonne et que je pardonne tout aux gens brillants.

En distribuant les textes de colle elle m'emprunte ma liste, au moment de me la rendre elle me fait un grand sourire, « tenez Juliette, merci Juliette », trop de prénoms d'un coup, il y a trois semaines elle ignorait tout de mon nom, je l'entends encore me demander, alors que j'allais lui réclamer une de mes copies, « mais qui êtes-vous ? ». Son regard et son sourire veulent dire quelque chose, par la mention de mon nom je comprends qu'elle en sait plus mais j'ignore dans quel sens va ce plus, peut-être que ma copie de concours blanc sur la poésie lui a causée un fou rire, peut-être qu'elle est juste réconciliée avec moi parce que je suis de retour dans ses cours, après de petites absences dues à d'éminents problèmes de santé ante-vacances, peut-être que rien n'a changé mais qu'elle connaît mieux les prénoms, peut-être que je lui prête trop d'intentions, laissons-la à son déclin du roman français. « Où est Balzac, où est Stendhal ? Ils sont outre-atlantique maintenant, nous leur avons passé le flambeau. » Puis il s'agit de nous impliquer, nous, plus personnellement dans son propos, nous « les potentiels romanciers de demain », soit plein de termes qui nous séparent du statut de romancier, le potentiel et le « demain », le temps, toujours ce fichu temps. Je pense à Alice, je me dis que si j'étais investie de la mission de choisir l'auteur du Roman de demain – mission improbable s'il en est – je la choisirai, avec de telles responsabilités sur les épaules elle ferait quelque chose de bien, avec un peu de temps aussi. Moi je ne veux pas écrire de roman, il faut penser à trop de choses, s'éparpiller à de trop divers endroits, penser cohérence, penser intérêt, penser profondeur, autant être plus franc, autant être philosophe, ou juste philosophique. « Écrivez ce que vous voyez, écrivez ce que vous vivez, prenez en main l'avenir du roman français », chaque élève se place dans cette perspective de sauveur, nombreux sont ceux qui doivent déjà poser un cadre pratique à cette tâche : « je rentre chez moi, je fais l'allemand et je commence à écrire quelque chose. » Peut-être pas. Peut-être que tout le monde compte sur son voisin, comme je le fais avec Alice. « Et si vous deviez écrire 'une journée au lycée', quelle serait la première question ? » - silence lourd, pourquoi voudrait-elle tout à coup rompre sa suprématie vocale, elle va elle-même donner sa réponse, même si elle nous cherche des yeux. « La première question que se pose le romancier, c'est 'qui ?' » Regards d'évidence, mais oui, bien sûr. « Qui pour une journée au lycée ? Un narrateur omniscient, qui verrait tout et saurait tout, aussi bien ce qui se passe dans cette salle que ce qui se passe chez la concierge, chez le proviseur ? ». Tout le monde apporte sa réponse mais elles n'ont aucune importance, que chacun fasse à sa guise, s'il écrit le Roman du siècle on ne remarquera même pas le positionnement du narrateur.

Quand arrive la fin du cours tout le monde a l'air un peu embêté de sortir, les bons cours sont attachants et ne rendent pas service à ceux qui suivent, qui ont d'autant plus vite fait d'être lents et insipides. Cela ne manque pas en culture antique, il rend et corrige les concours blancs, la vache je majore sur le statut des métèques à Athènes, il commente « c'est bien », la culture antique, pour les non-initiés, c'est un peu comme une langue vivante cinq araméen au lycée, j'exagère à peine, une heure de cours hebdomadaire, une heure d'épreuve, mais cette note me fait l'effet d'une fraise tagada en plein crise d'hypoglycémie, c'est provisoirement agréable. Et alors que le tintement de la sonnerie ne va plus tarder à se faire entendre, alors que je me demande si je prendrai un café ou un cappuccino au café, je pense soudainement en un éclat de pensée : « mais pourquoi elle ne l'écrit pas, elle, ce Roman ? »
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