En plein milieu d'un Immoraliste acheté aux puces, un article découpé d'un Figaro de 1975 :
" La plupart des témoins de la vie d'André Gide se sont éteints. Après Marc Allégret, disparu il y a un peu plus d'un an, Pierre Herbart cet été, on chercherait en vain un survivant de la petite cour qui entrait et sortait du "Vanneau" (le numéro 1 bis, rue Vaneau, où habitait Gide, Mme Théo et Marc Allégret) à tout heure du jour pour apporter une information, commenter un événement politique, lire un article, une pièce, un début de roman, briller, contester ou applaudir en un "tournoi" permanent.
Un homme, pourtant, et un grand écrivain, a assisté à ces joutes d'inégales importance. Impartial dès le début, Gide l'avait choisi pour établir l'édition de ses œuvres complètes : en partie pour l'aider matériellement, mais aussi et surtout parce qu'il avait en lui une totale confiance. Louis Martin-Chauffier, jeune catholique convaincu, n'était pas vraiment "du même bord' et, malgré son admiration pour l'auteur des Nourritures terrestres, il restait "à conquérir". Nul mieux que lui n'a connu la vie de Gide puisqu'il l'a assidûment fréquenté, à la fois dans la réalité et dans ses œuvres, sa correspondance, son Journal, et les témoignages de ses contemporains.
Il a accepté de commenter pour nous le second volume des Cahiers de la Petite Dame : six cent cinquante pages serrées que la grande amie de Gide, Mme Théo Van Rysselberghe, la Petite Dame, intitule modestement Notes.
Dans sa préface, Claude Martin conseille aux gidiens d'ouvrir ce volume sur une grande table (autant que possible) en confrontant le Journal et tous les autres ouvrages de Gide, y compris les correspondances, pour que jaillisse une "figure totale", la seule qui soit tout à fait vraie.
Un témoignage de Louis Martin-Chauffier : André Gide et la Petite Dame, rue Vaneau.
Louis Martin-Chauffier se souvient : - Ma première entrevue avec Gide eut lieu vers 1925. Jacques Rivière m'avait conseillé de le lire. Je tenais le feuilleton littéraire de Paris-Journal. J'eus l'idée de citer des phrases de Gide et des phrases de moi pour montrer l'insondable différence des styles. Malheureusement, par une erreur typographique, les phrases se trouvèrent inversées. Je lui ai écrit que j'étais désespéré. Première joie : il me répondit : « J’avais lu votre article et je l’avais trouvé très juste ».
Il y en eut une seconde, assez inattendue, le jour où Louis Martin-Chauffier, qui habitait avenue Mozart un cinquième sans ascenseur, fut averti par sa bonne qu’il y avait à la porte « un colonel américain qui voudrait vous voir ».
- Ce n’était pas un colonel américain, c’était Gide qui avait plutôt l’air d’un pasteur. J’ai été complètement épaté, horriblement nerveux, pas du tout intimidé…
Bientôt invité rue Vaneau, le jeune journaliste fit la connaissance de Mme Théo : « une petite bonne femme très fine, très mordante, qui avait été le grand amour de Verhaeren. Elle a écrit là-dessus un très joli texte. « Il y a quarante ans ». Vous remarquerez que, habilement, elle met tout ce qu’elle dit de méchant dans la bouche de Gide.
- Était-il au courant de cette constante sténographie ? C’est un peu comme si quelqu’un vivait avec un magnétophone constamment branché.
- En principe elle écrivait en cachette. Elle le dit mais on peut en douter. Naturellement, il était obligé de poser un peu. Il n’est pas facile de savoir que quelqu’un note quotidiennement tous vos propos, ramasse précieusement vos crottes… Il faut faire attention, cela gêne.
L’œil de Louis Martin-Chauffier pétille de malice au souvenir de cette compétition perpétuellement ouverte entre les témoins, les fidèles du « Vaneau » qui apportaient leur dernière œuvre et la lisaient volontiers devant un cénacle pas toujours conquis d’avance.
- Il y avait une atmosphère qui rappelait un peu le XVIIIe siècle, l’aristocratie des lettres internationales qui avait en commun une indifférence complète aux problèmes matériels.
Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger, Charlie du Bos, Ramon Fernandez, le jeune Malraux, naturellement Marc Allégret, parfois son frère Yves, bientôt Pierre Herbart, jeune marxiste qui épousera Elisabeth Van Rysselberghe, fille de Mme Théo, sont parmi les plus assidus autour de Bypeed, qu’il faut prononcer « bipède ».
Cette vie « portes ouvertes » dans une communauté plutôt joyeuse, en tout cas studieuse et où passe de temps en temps l’image d’un petit Arabe ensorceleur, n’engendre certes pas la mélancolie.
- Il y a eu le jour où Gide m’a téléphoné en me disant d’accourir : « J’ai là un professeur de yoyo absolument merveilleux, il faut que vous veniez le voir. »
« Je suis arrivé et j’ai trouvé un superbe jeune Philippin en train de jongler d’une manière ravissante. Quant à Gide, il s’envoyait le yoyo dans l’œil ou sur les pieds mais il était enchanté et parlait déjà d’écrire un traité sur le yoyo. »
De tous les disciples, Louis Martin-Chauffier précise que Bernard Groethuysen, professeur de philosophie à Berlin jusqu’en 1932, était celui qu’il admirait le plus.
- Pour moi c’était Socrate, il était barbu et sale comme lui. Il avait l’intelligence la plus ouverte et, de tous ces gens, c’était sûrement le personnage le plus remarquable et le plus libre.
- Il y avait tout de même Malraux !
- Oui, l’intelligence de Malraux a toujours effrayé Gide, comme d’ailleurs celle de Valéry.
C’était l’époque où il commençait à être si célèbre qu’on lui demandait de témoigner pour de grandes causes mais aussi pour n’importe qui et n’importe quoi. Il était poursuivi par des folles qui lui envoyaient des lettres interminables et incompréhensibles, des fleurs, etc.
- Je me souviens d’une soirée où Valéry parlait justement d’une démente qui lui écrivait sans cesse. Gide s’écria : « Mais je la connais, c’est la mienne ! »
» Gide n’était pas du tout « pontife ». Sa gentillesse était réelle et l’intimité avec lui totale. A l’époque où je l’ai connu, j’étais complètement obscur, et tout à fait fauché. Quand il a vendu sa bibliothèque aux enchères pour partir au Congo avec toute sa « smala », il m’a demandé si j’assisterais à la vente. J’ai dit : oui bien sûr.
- Vous achèterez ?
- Je n’ai pas le sou.
- Alors, dit-il avec un sourire malicieux, mettez-vous dans le fond.
» Cela, c’étaient les boutades. En fait il avait beaucoup de cœur et c’est vrai qu’en me confiant la publication de ses œuvres complètes il songeait surtout à m’aider.
Un des personnages essentiels de ce deuxième tome est la petite Catherine, fille du grand écrivain et d’Élisabeth Van Rysselberghe, conçue, dit-on, sur une plage à la grande surprise des intéressés eux-mêmes.
- C’était une expérience, un événement historique qui devait en principe rester secret. Il n’en avait parlé qu’à douze personnes !
» Dans le volume précédent nous avons assisté à la naissance de Catherine qui, « vagissante et mal détriquée encore, ressemblait à son père d’une manière éclatante. » Ici, c’est une enfant raisonnable que l’on envoie en pension en Suisse, qu’on emmène au théâtre de marionnettes, et dont on commente les « mots ». C’est avec émotion que Gide l’a entendue s’écrier : oh, le joli cocotier ! au lieu du joli « coquetier ».
Il avait dit la même chose au même âge !
» Lorsqu’elle atteint ses treize ans, il juge qu’il lui doit la vérité. C’est une scène que rapporte ainsi Mme Théo : « J’ai eu hier avec Catherine la grande conversation. Oui, j’étais bien décidée à lui parler et puis j’ai redouté de la troubler avant le déjeuner. Mais, en rentrant ici, comme nous prenions le thé seuls dans sa chambre, j’ai commencé à la questionner doucement, lui demandant si elle ne s’était jamais demandé comment était son père. Elle a dit : non. J’ai ajouté que je savais qu’on lui avait dit qu’il était mort et : l’as-tu cru ? – Non. – Alors ? Tu n’avais aucune curiosité ?
- Je ne voulais pas questionner. La révélation faite, elle a eu les larmes aux yeux, s’est serrée contre Gide et l’a embrassé, mais la gêne dominait, gêne où j’ai mal su débrouiller « la part d’étonnement et la part de joie ».
Comment ne serait-on pas heureux d’apprendre qu’on est la fille d’un tel père ?
- A son tour, la petite dame avoue sa fierté de reconnaître chez Catherine une « pudeur farouche » qui est aussi celle d’Élisabeth, paraît-il.
» Gide n’a évidemment pu encore donner son nom à sa fille puisque Madeleine est alors bien vivante et qu’il passe de longs séjours à Cuverville, que d’ailleurs il éprouve encore pour sa femme amitié et estime.
Louis Martin-Chauffier, qui n’a jamais fait vraiment partie du « clan » Gide, le juge toujours comme un très grand écrivain, à qui il n’a cependant cessé de préférer Proust.
- Peut-être ai-je eu ces rapports heureux avec lui parce que je n’étais ni le jeune homme béat, ni le disciple et, n’étant pas « tenté » par lui, je restais « à conquérir ».
» Il a toujours cherché, comme dans Corydon, à faire entrer l’homosexualité dans la morale. On a constitué un dossier contre lui à la préfecture et on a essayé de le faire chanter, ce qui était ignoble. Il ne s’est d’ailleurs jamais laissé intimider.
Depuis toujours Claudel l’intrigue et le préoccupe.
- A une époque, rappelle Louis Martin-Chauffier, il faillit l’entraîner jusqu’à la Sainte Table. Il racontait la chose ainsi : « Et pour me convaincre tout à fait il m’a donné son Journal. Cela a provoqué un refus décisif et définitif. Et je le lui ai rendu… non sans l’avoir fait intégralement recopier !... »
» Claudel représentait à ses yeux tous les péchés, les faussetés, l’impérialisme du catholicisme triomphant. Il se mit à le détester mais continua à s’intéresser à ses œuvres, et plus tard, quand il lira Le Soulier de Satin en une nuit, il s’écriera avec un bonheur non dissimulé : « C’est exécrable ! »
On ne peut s’empêcher de regretter que cette ouverture d’esprit, cet appétit pour les nourritures intellectuelles, cette curiosité pour les nouveaux talents, ce goût de participer au succès ou à l’insuccès des uns et des autres, ce sentiment de responsabilité vis-à-vis des moins fortunés ou des moins chanceux aient complètement disparu de la vie intellectuelle française.
Les nouveaux écrivains s’ignorent, se méprisent ou se haïssent. Pire : se méconnaissent. Les plus heureux fuient Paris et se terrent en province. Les autres ont parfois un petit « clan » d’inconditionnels, mais ce sont les idées politiques qui font le clivage. Chez Gide il y avait la générosité, ce que Louis Martin-Chauffier nomme « la gentillesse » et que l’on peut appeler, je crois, « la tolérance ». Il faut lire ces 650 pages pour comprendre à quel point ces temps sont révolus.
On peut trouver qu’il y avait dans cette admiration mutuelle de quoi faire sourire, mais n’était-ce pas mille fois préférable à la sécheresse actuelle ? "