Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 janvier 2009 7 04 /01 /janvier /2009 18:57


J.D. - Quand est-ce que vous avez été heureux, dans votre vie ?

Céline - Ben foutrement jamais, je crois, parce que, faudrait que, en vieillissant, j'crois que si on me donnait beaucoup de pognon pour être tranquille - j'aimerais bien ça - ça me permettrait de me retirer et de m'en aller quelque part, pour ne rien foutre et puis, regarder les autres... Le bonheur, être tout seul au bord de la mer et puis qu'on me laisse tranquille. Et manger très peu, oh, là... presque rien... Une bougie. Je vivrais pas avec l'électricité et des machins... Une bougie ! Une bougie, et puis, je lirais le journal... Les autres, je les vois agités, je les vois surtout excités par les ambitions, c'est un théâtre, leur vie, les riches ils se donnent des invitations par mutuelle pour se rendre des points... je l'ai vu, ça, parce que j'ai vécu avec des gens du monde, alors - Dites donc Gontran, il vous a dit ça, vous savez... ah, vous avez été très brillant, hier, Gaston, ah, vous savez ! Vous lui avez rivé son clou d'une façon ! ah, vraiment ! Il me l'a dit encore hier ! Sa femme disait : Oh ! Gontran a été étonnant ! - C'est un théâtre. Ils passent leur temps à ça. Ils se chassent les uns les autres, ils se rencontrent dans les mêmes golfs, les mêmes restaurants...

J. G. - Si c'était à refaire, vous choisiriez vos joies ailleurs que dans la littérature ?

Céline - Ah, tout à fait ! Je demande pas de joie, j'éprouve pas de joie, moi... c'est une question de tempérament, d'alimentation, jouir de la vie. Faut bien manger, bien boire, alors les journées passent vite, n'est-ce pas ? Si vous mangez bien, vous buvez bien, vous allez vous promener en voiture, vous lisez quelques journaux, ben, la journée est vite passée, voyons... Vous lisez votre journal, vous recevez, vous prenez votre café-crème le matin, ben, mon Dieu, l'heure du déjeuner est vite arrivée, après une petite promenade, hein ? et puis, ben, l'après-midi vous allez voir quelques amis... la journée passe, quoi. Vient le soir, coucher normal, et puis dodo. Et puis ça y est. Et surtout avec l'âge, hein ? parce que ça va plus vite, n'est-ce pas. Quand on est jeune, une journée, c'est interminable, tandis qu'en vieillissant... une journée est très vite passée. Une journée de rentier, c'est un éclair, alors qu'une journée de môme, ça va très lentement.

J.D. - Le temps, précisément, comment choisiriez-vous de le remplir, étant rentier ?

Céline - J'lirais le journal. J'irais faire une petite balade dans un endroit où on me voit pas.

J.D. - Y a-t-il eu des personnages exemplaires, à vos yeux ? Des gens que vous auriez voulu imiter ?

Céline - Non, parce que c'est toujours des choses magnifiques, tout ça, j'ai pas du tout envie d'être magnifique, aucune envie de tout ça, j'ai envie d'être un retraité qu'on ignore, alors... c'est pas du tout... ça ce sont des gens qui sont dans des dictionnaires, je veux pas de ça, moi...


(Propos recueillis au magnétophone par Jean Guenot et Jacques Darribehaude.)

Céline (Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand) (Courbevoie, 1894 ­ Meudon, 1961), écrivain français. Il a révolutionné l’écriture par l’introduction du langage parlé, souvent argotique. Dans un lyrisme débridé, son œuvre évoque surtout la misère et le désespoir humains: Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit (1936), Bagatelles pour un massacre (1937), Féerie pour une autre fois (1952), suivi de Normance (1954), D’un château l’autre (1957), Nord (1960), le Pont de Londres (posth., 1964, suite de Guignol’s Band, 1944). Ses prises de position antisémites et favorables au gouvernement de Vichy l’incitèrent à s’exiler (1944-1951).
Partager cet article
Repost0
5 novembre 2008 3 05 /11 /novembre /2008 21:15


Il me propose d'aller voir la Vénus de Milo au Louvre. Je n'ai même pas pensé à dire que je l'avais déjà vue puisque, bien sûr, ce n'est pas comme je l'ai déjà vue qu'il veut que je la voie. Alors je l'ai regardée cette Vénus, j'ai profité de l'occasion pour absorber tout ce qu'elle avait à dire. J'ai trouvé un petit coin sur sa droite d'où je pouvais la voir de profil, remarquer son nez grec, son pied massif et grossier ; j'ai compris pourquoi l'on disait d'elle qu'elle nous regarde, à force de la fixer je m'attendais presque à la voir bouger, à voir son maigre sourire lassé s'agrandir et son joli visage se tourner vers moi. Mais le marbre est resté fidèle à sa fixité légendaire et le déhanchement de la déesse ne s'est à aucun moment lassé de lui-même en un mouvement. Temps gris sur Paris, tout est plongé dans une brume stagnante qui annonce l'hiver, les femmes ont le nez plongé dans leurs écharpes, les hommes halètent et marchent rapidement, les jeunes mères parlent baby-sitting au téléphone. Lui est médecin, je l'avais déjà dit, il a pensé à m'apporter le programme des cours du collège de France, il coche les conférences qui valent selon lui le coup, il vante sans réserve Carlo Ossola et m'encourage à lire Les Jours fragiles de Philippe Besson, qui se présente comme étant le journal intime d'Isabelle, la soeur d'Arthur Rimbaud. Il insiste pour me prêter ses notes prises lors de la conférence sur Merleau-Ponty, présidée par Claude Lefort en deux mille cinq, sur le moment j'essaie d'esquiver la proposition, ce lien noué m'embête, il implique que nous nous revoyons pour que je lui rende ses écrits. Il a l'air d'y tenir et je ne me sens pas de "lui faire de la peine", je les range dans mon sac sans broncher. A la fin du dossier qu'il me confie il a glissé une feuille qui n'a rien à voir avec la conférence : "Vaincre le désir masculin en fascinant l'homme laissé sans voix, sans pouvoir avec ses gestes dérisoires. Triomphe d'une femme qui trouve en lui-même sa justification : triomphe sur le triomphateur, la femme trouve en l'homme la justification de sa séduction, elle exerce son pouvoir et y trouve sa jouissance qui devient celle de l'homme." J'ai besoin d'un repère moral mais la serveuse n'est pas là ; cette situation me dégoûte plutôt qu'autre chose mais, alors que j'ai en main les moyens pour la stopper net, je ne le fais pas. Pas encore.


Partager cet article
Repost0
13 septembre 2008 6 13 /09 /septembre /2008 00:30


Français. Le cours porte sur François Villon, sur la ballade, sur Paul Valéry écrivant sur Verlaine... et Villon. Chaque phrase qu'elle prononce est entrecoupée de pause d'importance, ces pauses que l'on utilise pour donner de l'importance à ce qui n'en n'a pas forcément. Son visage est ridé, son coup assez maigre, il se dégage nettement de ses épaules, son port est parfait. Ses habits sont choisis avec goût, raffinement, mais ils contrastent avec une figure grossière, roturière, vulgaire presque. Je dois m'avouer que je m'ennuie, je ne suis plus vraiment ce qu'elle dit avec tant de conviction, tout est trop espacé, je n'aime pas ses fioritures formelles. Je la regarde fixement, la tête penchée, appuyée sur la paume de ma main, j'imagine ces mêmes paumes encerclant son maigre cou, je n'ai aucune haine pour elle, aucun rejet, mais son cou porte aux fantasmes, il semble réclamer le contact et une certaine violence peut-être. Ses yeux dégagent beaucoup d'amour, ils parcourent vivement le visage des silencieux élèves assis devant eux, le stylo à la main, la main sur le cahier. Mais souvent son visage change brusquement d'expression, l'amour a rapidement fait de devenir hypocrite, il y a quelque chose de pervers dans cette femme. Je suis assise à côté d'un camarade dont j'ai fait la connaissance quelques minutes plus tôt, j'ai la fâcheuse tendance à oublier les prénoms mais son prénom est original et assez joli pour être retenu, je sais que je ne l'oublierai pas. Il respire fort, je n'aime pas les gens qui respirent fort mais petit à petit je m'habitue, je n'ai pas vraiment le choix, j'oublie le bruit régulier de sa respiration et je me laisse aller à penser plus loin, à d'autres choses. Au moment de s'endormir, lorsque l'on est vraiment sur le point d'être vaincu par le sommeil, il y a une période de semi-conscience où l'on peut décider de notre réveil si notre conscience, précisément, décide de reprendre du service. Parfois elle ne s'éveille pas suffisamment pour stopper le processus en cours mais saisit le sens des premières images du rêve qui arrive, alors que les paupières ne sont pas encore closes. L'absurdité de ces scènes heurte parfois le dormeur au point de l'extraire de son atonie, l'espace de quelques secondes, le temps de rassurer sa conscience aux aguets, de replonger dans le fleuve tranquille de la torpeur. Assise à ma place du deuxième rang, en cours de Français, je ne pense bien sûr pas à tout cela. Je pense à la position la plus discrète pour surveiller régulièrement mais discrètement l'horloge qui orne le dessus de la porte. Mon autre voisin est une voisine, parfois son soupir prend la forme d'un rire, lorsque la dame au cou maigre pose son regard sur elle et esquisse un mot drôle, un jeune homme du premier rang se fait moins discret, il rirait presque. Lorsque je l'observe je vois d'abord ses lunettes, leurs épaisses branches et la marque qui y est inscrite, D&G. Si je devais lui donner un surnom c'est ainsi que je l'appellerais. Parfois aussi, il lève la main, pour poser une question qui n'en n'est pas une. "Mais est-ce que l'on peut dire que l'amour que décrit Rousseau dans La nouvelle Héloïse relève de l'amour courtois ?" La dame répond "vous me comblez", il sourit, satisfait.

Midi quinze, la sonnerie a retenti et les élèves rangent leurs affaires, se lèvent, sortent. Sur le pallier une fille me demande qui est Mahaut. Je lui indique l'élève en question. Après le cours de grec je marche un petit peu vers la Seine, je me dirige vers Notre-Dame par détours, tout le quartier est bouclé par les forces de police, j'entre dans le périmètre sécurisé après avoir ouvert mon sac pour le montrer à un agent. Je n'ai pas envie de rester là toute seule, d'assister à quoi que ce soit toute seule, je me dis que si ma grand-mère avait été vivante au jour d'aujourd'hui je l'aurais accompagnée ici. Toute seule ça n'a aucun sens. Je rentre chez moi, il fait à nouveau assez bon, dès que le soleil perce les nuages les passants se débarassent de leurs vestes et exposent leurs épaules fraîchement bronzées, on dirait presque une danse. A vingt et une heure il y a le nouveau film de Christophe Honoré qui passe sur arte, en exclusivité comme on dit, je le regarde en cédant à mon penchant bobo, les films de Christophe Honoré sont là pour être regardés puis critiqués, c'est un plaisir dont on n'a aucune raison de se priver. Le lycée du tournage est Janson de Sailly, décidément ce lycée est triste. A la fin D. me dit "et bah c'était vraiment bien", je rétorque je pense le contraire, c'est toujours plus intéressant de s'opposer à D. que d'acquiescer. De toute façon je pense ce que je dis, je maudis Honoré pour la fausseté de son film, pour qui se prennent ces gens qui idéalisent la vie, la figent dans une position irréelle ? Ce n'est pas ce que j'appelle poésie, la poésie a des bases plus saines. Son film ressemble à la réalisation fidèle d'une recette, comme si les émotions se provoquaient à l'aide d'ingrédients précis, les fausses émotions j'entends, comme les larmes devant Le Nouveau Monde. Qu'est-ce qu'une vraie émotion, qu'est-ce qui fait qu'un film sera sincère là où celui de Honoré ne fera que nous tromper ? Je crois que la vraie poésie ne nous donne pas de faux espoirs, ne provoque pas de frustrations face à ce que l'on voudrait vivre, la vraie poésie révèle la beauté de la réalité sans solliciter le mensonge.



Partager cet article
Repost0
29 juillet 2008 2 29 /07 /juillet /2008 18:59


On n'apprécie vraiment une ville que lorsque l'on a admis son unité. Celui qui se révolte contre la périphérie et cherche le centre d'intérêt reconnu alors qu'il est déjà au coeur de la ville n'est qu'un touriste écervelé qui ne mérite que d'être déçu. La plupart du temps, je suis cette touriste écervelée, incapable d'apprécier une ville qui m'est étrangère parce que sa part d'inconnu me semble hostile. J'ai alors l'impression que chaque rue se moque de moi et s'amuse à me glisser entre les doigts. Très vite vaincue, je renonce à poursuivre ma marche et décide d'un lieu qui sera provisoirement un peu plus le mien que le reste de la ville et je rêve, nostalgique, de ma ville. Seule Paris bénéficie de mon indulgence sans borne, je la magnifie dans sa totalité et ces mêmes rues qui auraient pu me rire au nez si elles avaient été celles d'une ville inconnue, deviennent des camarades de complicité, quelque chose qui, au cinéma, se traduirait par l'image d'une jeune fille en robe qui marcherait lascivement dans les rues en caressant d'un doigt ou de deux des murs mis en mouvement par son pas lent et romantique. Je connais ce que j'aime, souvent je le domine, je n'accepte pas avec plaisir la découverte d'un lieu auquel je devrais me livrer sans réserve, il me faut toujours pouvoir le jauger, prendre du recul, m'éloigner de la sensation brute d'une première fois. Dans la vie quotidienne, aussi, nous connaissons tous cette impression de perdre les pédales devant l'imprévu, d'être livré à ce qui nous dépasse : cela ressemble à un train qui déraille, l'on se sent tout à coup à la merci de ce qui n'est pas de notre ressort. Certains apprécient ce vide sous leur pieds, je le déteste et le crains. Je le déteste malgré sa richesse, malgré ce sentiment rétrospectif qui nous dit que l'expérience était profitable et qui cherche à nous amadouer en vantant ce plaisir qui n'est en vérité rien d'autre que la joie de retrouver ses rails. Je ne suis pas faite pour le voyage, je crois, parce que je cherche en vain à m'épanouir là où je ne devrais que contempler, je cherche des repères là où je ne fais que passer. Quel apport pourrait me venir d'un lieu étranger si celui-ci est condamné à me rester étranger ? Que vive la stabilité et une once de conservatisme, hein.
Partager cet article
Repost0
24 mai 2008 6 24 /05 /mai /2008 23:08


« Il y a des âmes timides, avides d'approbation parce qu'elles se méfient d'elles-mêmes, et qui joignent, à une vague conscience de leur mérite, le désir et le besoin de l'entendre louer par d'autres. Est-ce vanité, est-ce modestie ? je ne sais ; mais tandis que le fat nous répugne avec sa prétention d'imposer aux autres la bonne opinion qu'il a de lui, nous nous sentons plutôt attirés vers ceux qui attendent anxieusement, pour avoir de leur propre mérite cette même opinion avantageuse, que nous voulions bien la leur donner. Une louange méritée, une parole aimable, pourra produire sur ces âmes l'effet d'un rayon de soleil tombant tout à coup sur une campagne désolée ; comme lui, elle les fera reprendre à la vie, et même, plus efficace, elle transformera parfois en fruits des fleurs qui se seraient sans cela séchées. Au contraire, une allusion involontaire, un mot de blâme sorti d'une bouche autorisée, peuvent nous jeter dans cette tristesse où mécontents de nous, désespérant de l'avenir, nous croyons voir se fermer devant nous toutes les avenues de la vie. (...) Cette sensibilité un peu maladive est chose rare, heureusement ; mais quel est celui qui ne s'est pas senti, à certains moments, douloureusement atteint dans son amour-propre et arrêté tout aussitôt dans l'essor qu'il aurait pu prendre ; au lieu qu'à d'autres moments une harmonie délicieuse le pénètre, parce qu'un mot glissé à son oreille, s'insinuant dans l'âme et la fouillant jusque dans ses plus secrets replis, est venu toucher cette fibre cachée qui ne peut résonner sans que toutes les puissances de l'être s'ébranlent avec elle et vibrent à l'unisson ? Ne serait-ce point là, jeunes élèves, la politesse la plus haute, la politesse du coeur, celle que nous appelions une vertu ? C'est la charité s'exerçant dans la région des amours-propres, là où il est aussi difficile parfois de connaître le mal que de vouloir le guérir. Une grande bonté naturelle en est le fond ; mais cette bonté resterait peut-être inefficace si la pénétration de l'esprit ne s'y joignait, la finesse, et une connaissance approfondie du coeur humain. »

Henri Bergson, La Politesse
Partager cet article
Repost0
31 mars 2008 1 31 /03 /mars /2008 22:56


Enfants, nous jouions aux avions en papier. Ma spécialité, c'était le concorde, une feuille A4 pliée dans le sens de la longueur, bricolée en un avion qui volait follement mal mais que j'aimais beaucoup. Les avions que fabriquait Oscar étaient beaucoup plus performants que les miens : il passait de longues minutes à décider de l'inclinaison des déchirures sur les ailes de ses avions perfectionnés
et j'avais beau tenter de suivre son exemple, je restais cette petite fille maladroite qui ne savait pas fabriquer de beaux avions. Parfois, en désespoir de cause, je m'autorisais une petite tricherie : j'allais plus ou moins discrètement trouver le papa d'Oscar et je lui demandais de mes yeux larmoyants de me fabriquer un avion qui volait bien. Je l'aimais bien le papa d'Oscar, c'était le seul complice de nos jeux d'enfants, les autres étant décidément trop adultes, ils parlaient à table avec des mines graves et quand ils riaient je n'en comprenais pas la raison. Après avoir fabriqué, la journée durant, des dizaines d'avions en papier, nous organisions un concours de vol. Nous étions deux participants, parfois trois quand le papa d'Oscar était vraiment très gentil, mais c'était plutôt rare. Nous faisions ça de manière très méthodique : la compétition avait des règles et chaque avion concourait contre un adversaire de sa taille, pour que les jeux soient justes. Tout se passait dans le salon, devant la grande cheminée, à côté de la salle à manger dans laquelle restaient toujours les grands. Parfois ils passaient nous voir et s'enquéraient de l'évolution du score : Oscar n'était pas particulièrement modeste et n'hésitait pas à crier haut et fort sa victoire, tandis que j'essayais d'adopter l'attitude la plus digne et la plus courageuse possible. Quand ma mère passait et qu'elle apprenait que j'étais en train de perdre, encore une fois, une vague de pitié la traversait et elle s'approchait de moi pour m'embrasser, pour me dire que ce n'était pas grave, que mes avions étaient quand même les plus beaux. Mais je n'étais pas dupe et cette pitié m'humiliait plus qu'autre chose : j'avais l'impression d'être ravalée au niveau de l'éternelle perdante, de celle qui toujours aurait besoin d'être consolée. Quand venait le tour de l'avion construit par le père d'Oscar, je reprenais espoir, j'étais heureuse de pouvoir nuancer mon catastrophique bilan. Oscar remarquait bien que l'avion qui concourait alors n'était en rien semblable à ceux qu'il me connaissait mais il ne disait rien, trop sûr de sa victoire pour se sentir menacé par l'unique mienne. Nous avions toujours du mal à conclure le jeu, lui en gagnant passionné, moi en perdante acharnée. Quand tous les avions avaient défilé, nous commencions discrètement à en construire d'autres, histoire de retarder le moment où nous aurions à rejoindre nos terribles rêves, séparés. Mais la duperie échouait invariablement et même la compréhensive voix du papa d'Oscar nous appelait à la raison : "maintenant, c'est fini". J'ai repensé à ces avions l'autre jour, devant un petit garçon qui triturait une feuille de papier dans le métro ; sa mère avait l'air gêné par le bruit que faisait ce jeu et lui a rapidement demandé d'arrêter, de se tenir tranquille. Je lui ai souri pour lui faire part de ma solidarité mais il n'a pas bien compris et m'a certainement considérée comme étant du côté de sa mère. J'y ai aussi repensé en revoyant Oscar de manière plus régulière que ces cinq dernières années. Je suis fière de pouvoir dire de lui que je le connais depuis le jour de sa naissance, fière en regardant nos photos d'enfance et en pensant à nos évolutions respectives. Aujourd'hui quand je lui parle, c'est sur un ton professoral, je suis celle qui lui donne des "cours", en tant qu'amie mais une amie qui prend son rôle au sérieux. Et souvent, alors que je lui parle sans légitimité de la pierre qui roule et qui se trompe chez Spinoza, je repense à ces avions que nous fabriquions, à ces randonnées en forêt durant lesquelles j'acceptais de lui donner la motié de mon kinder surprise s'il me laissait un peu de ses chips épicées, à ces dîners à la fin desquels j'étais chargée de demander la permission pour se lever de table, à ces disputes devant les gendarmes, ces petits insectes rouges qu'il s'amusait à écraser pour me faire enrager. J'y repense en me disant que nous vivons l'instant présent en mettant ce passé de côté, chose indispensable mais un peu triste, tout de même.
Partager cet article
Repost0
6 janvier 2008 7 06 /01 /janvier /2008 01:53

Napol--on-son-pont2.jpg
J'aurais voulu écrire le récit lyrique d'une escapade pédestre dans un Paris nocturne. Tout aurait commencé par les douces et longues notes d'une chanson distincte : d'abord un peu de violon discrètement rythmé par une batterie de velours puis une voix accompagnant le marcheur dans ses efforts, avec chaleur et vitalité. L'effet n'aurait pas été immédiat mais serait rapidement né d'une sincère spontanéité ; avant lui le flâneur à en devenir aurait pourtant décidé d'ériger de solides barrières mentales afin d'éviter ce qu'il convenait d'appeler une manipulation par la musique. Et comme à chaque fois, ces barrières n'auraient pas été suffisantes, la musique gagnait, ensorcelante. Devenu promeneur, il aurait réalisé que l'insensibilité désirée ne pourrait s'atteindre qu'avec la mort, éliminant ainsi de bonne grâce les remords qui l'encombraient. Déjà les contours de la réalité abrupte se faisaient plus flous : le couple amoureux banalement enlacé se permettait d'incarner des décennies de poésie romantique, des siècles de relations brûlantes et éphémères. Chaque sourire faisait éloge à une vie tournée au ralenti, donnant au moindre mouvement une profondeur que peut-être il ne méritait pas. Enfin il se trouvait libre dans la musique d'un autre, enfin les points d'orgue se multipliaient dans une mélodie pourtant déterminée et ininteractive, enfin il était en train de vivre la signification oubliée de l'instant présent. Directrice émotionnelle du flâneur, la mélodie aurait soudainement transformé son expression en un afflux de résonances convergentes en un point reconnu orgastique par son auditeur. Tout son être désormais goûtait à ce délectable plaisir d'un contrôle spirituel. Ses jambes battaient la cadence martiale et veloutée de la structure de la musique, restée seule après le départ du violon pour de silencieux horizons. Si le sentiment d'imposture avait tenté de se réintroduire en lui, le promeneur aurait puisé autant de forces que nécessaire pour le combattre, tant que durait la musique. Dans son exaltation déjà il se perdait, commençant à oublier l'existence d'autrui hors du monde ralenti et approfondi dans lequel il était persuadé de vivre pour toujours. Un rapprochement inattendu aurait dû le prévenir du danger imminent, le geste signifiant d'un être cherchant à entrer en contact avec un autre. Le découvrant sans préavis, il aurait accepté d'abandonner son monde dans l'urgence, sans réellement réfléchir à ce qu'il y perdait. Il aurait été question d'un automatisme et non d'un choix. Une fois détruit, son univers n'aurait laissé en lui que l'espoir de retour rapide, le changement de réalités devant pouvoir s'effectuer aussi vite que le dictait le désir. Alors, confiant, l'à nouveau marcheur aurait éteint le son de sa mélodie, consentant à répondre aux sollicitations extérieures : "oui ?".
"T'as pas du feu ?"

Partager cet article
Repost0
28 août 2007 2 28 /08 /août /2007 22:03


Gide.jpg


En plein milieu d'un Immoraliste acheté aux puces, un article découpé d'un Figaro de 1975 :

" La plupart des témoins de la vie d'André Gide se sont éteints. Après Marc Allégret, disparu il y a un peu plus d'un an, Pierre Herbart cet été, on chercherait en vain un survivant de la petite cour qui entrait et sortait du "Vanneau" (le numéro 1 bis, rue Vaneau, où habitait Gide, Mme Théo et Marc Allégret) à tout heure du jour pour apporter une information, commenter un événement politique, lire un article, une pièce, un début de roman, briller, contester ou applaudir en un "tournoi" permanent.
Un homme, pourtant, et un grand écrivain, a assisté à ces joutes d'inégales importance. Impartial dès le début, Gide l'avait choisi pour établir l'édition de ses œuvres complètes : en partie pour l'aider matériellement, mais aussi et surtout parce qu'il avait en lui une totale confiance. Louis Martin-Chauffier, jeune catholique convaincu, n'était pas vraiment "du même bord' et, malgré son admiration pour l'auteur des Nourritures terrestres, il restait "à conquérir". Nul mieux que lui n'a connu la vie de Gide puisqu'il l'a assidûment fréquenté, à la fois dans la réalité et dans ses œuvres, sa correspondance, son Journal, et les témoignages de ses contemporains.
Il a accepté de commenter pour nous le second volume des Cahiers de la Petite Dame : six cent cinquante pages serrées que la grande amie de Gide, Mme Théo Van Rysselberghe, la Petite Dame, intitule modestement Notes.
Dans sa préface, Claude Martin conseille aux gidiens d'ouvrir ce volume sur une grande table (autant que possible) en confrontant le Journal et tous les autres ouvrages de Gide, y compris les correspondances, pour que jaillisse une "figure totale", la seule qui soit tout à fait vraie.

Un témoignage de Louis Martin-Chauffier : André Gide et la Petite Dame, rue Vaneau.

Louis Martin-Chauffier se souvient : - Ma première entrevue avec Gide eut lieu vers 1925. Jacques Rivière m'avait conseillé de le lire. Je tenais le feuilleton littéraire de Paris-Journal. J'eus l'idée de citer des phrases de Gide et des phrases de moi pour montrer l'insondable différence des styles. Malheureusement, par une erreur typographique, les phrases se trouvèrent inversées. Je lui ai écrit que j'étais désespéré. Première joie : il me répondit : « J’avais lu votre article et je l’avais trouvé très juste ».
Il y en eut une seconde, assez inattendue, le jour où Louis Martin-Chauffier, qui habitait avenue Mozart un cinquième sans ascenseur, fut averti par sa bonne qu’il y avait à la porte « un colonel américain qui voudrait vous voir ».
- Ce n’était pas un colonel américain, c’était Gide qui avait plutôt l’air d’un pasteur. J’ai été complètement épaté, horriblement nerveux, pas du tout intimidé…
Bientôt invité rue Vaneau, le jeune journaliste fit la connaissance de Mme Théo : « une petite bonne femme très fine, très mordante, qui avait été le grand amour de Verhaeren. Elle a écrit là-dessus un très joli texte. « Il y a quarante ans ». Vous remarquerez que, habilement, elle met tout ce qu’elle dit de méchant dans la bouche de Gide.
- Était-il au courant de cette constante sténographie ? C’est un peu comme si quelqu’un vivait avec un magnétophone constamment branché.
- En principe elle écrivait en cachette. Elle le dit mais on peut en douter. Naturellement, il était obligé de poser un peu. Il n’est pas facile de savoir que quelqu’un note quotidiennement tous vos propos, ramasse précieusement vos crottes… Il faut faire attention, cela gêne.
L’œil de Louis Martin-Chauffier pétille de malice au souvenir de cette compétition perpétuellement ouverte entre les témoins, les fidèles du « Vaneau » qui apportaient leur dernière œuvre et la lisaient volontiers devant un cénacle pas toujours conquis d’avance.
- Il y avait une atmosphère qui rappelait un peu le XVIIIe siècle, l’aristocratie des lettres internationales qui avait en commun une indifférence complète aux problèmes matériels.
Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger, Charlie du Bos, Ramon Fernandez, le jeune Malraux, naturellement Marc Allégret, parfois son frère Yves, bientôt Pierre Herbart, jeune marxiste qui épousera Elisabeth Van Rysselberghe, fille de Mme Théo, sont parmi les plus assidus autour de Bypeed, qu’il faut prononcer « bipède ».
Cette vie « portes ouvertes » dans une communauté plutôt joyeuse, en tout cas studieuse et où passe de temps en temps l’image d’un petit Arabe ensorceleur, n’engendre certes pas la mélancolie.
- Il y a eu le jour où Gide m’a téléphoné en me disant d’accourir : « J’ai là un professeur de yoyo absolument merveilleux, il faut que vous veniez le voir. »
« Je suis arrivé et j’ai trouvé un superbe jeune Philippin en train de jongler d’une manière ravissante. Quant à Gide, il s’envoyait le yoyo dans l’œil ou sur les pieds mais il était enchanté et parlait déjà d’écrire un traité sur le yoyo. »
De tous les disciples, Louis Martin-Chauffier précise que Bernard Groethuysen, professeur de philosophie à Berlin jusqu’en 1932, était celui qu’il admirait le plus.
- Pour moi c’était Socrate, il était barbu et sale comme lui. Il avait l’intelligence la plus ouverte et, de tous ces gens, c’était sûrement le personnage le plus remarquable et le plus libre.
- Il y avait tout de même Malraux !
- Oui, l’intelligence de Malraux a toujours effrayé Gide, comme d’ailleurs celle de Valéry.
C’était l’époque où il commençait à être si célèbre qu’on lui demandait de témoigner pour de grandes causes mais aussi pour n’importe qui et n’importe quoi. Il était poursuivi par des folles qui lui envoyaient des lettres interminables et incompréhensibles, des fleurs, etc.
- Je me souviens d’une soirée où Valéry parlait justement d’une démente qui lui écrivait sans cesse. Gide s’écria : « Mais je la connais, c’est la mienne ! »
» Gide n’était pas du tout « pontife ». Sa gentillesse était réelle et l’intimité avec lui totale. A l’époque où je l’ai connu, j’étais complètement obscur, et tout à fait fauché. Quand il a vendu sa bibliothèque aux enchères pour partir au Congo avec toute sa « smala », il m’a demandé si j’assisterais à la vente. J’ai dit : oui bien sûr.
- Vous achèterez ?
- Je n’ai pas le sou.
- Alors, dit-il avec un sourire malicieux, mettez-vous dans le fond.
» Cela, c’étaient les boutades. En fait il avait beaucoup de cœur et c’est vrai qu’en me confiant la publication de ses œuvres complètes il songeait surtout à m’aider.
Un des personnages essentiels de ce deuxième tome est la petite Catherine, fille du grand écrivain et d’Élisabeth Van Rysselberghe, conçue, dit-on, sur une plage à la grande surprise des intéressés eux-mêmes.
- C’était une expérience, un événement historique qui devait en principe rester secret. Il n’en avait parlé qu’à douze personnes !
» Dans le volume précédent nous avons assisté à la naissance de Catherine qui, « vagissante et mal détriquée encore, ressemblait à son père d’une manière éclatante. » Ici, c’est une enfant raisonnable que l’on envoie en pension en Suisse, qu’on emmène au théâtre de marionnettes, et dont on commente les « mots ». C’est avec émotion que Gide l’a entendue s’écrier : oh, le joli cocotier ! au lieu du joli « coquetier ».
Il avait dit la même chose au même âge !
» Lorsqu’elle atteint ses treize ans, il juge qu’il lui doit la vérité. C’est une scène que rapporte ainsi Mme Théo : « J’ai eu hier avec Catherine la grande conversation. Oui, j’étais bien décidée à lui parler et puis j’ai redouté de la troubler avant le déjeuner. Mais, en rentrant ici, comme nous prenions le thé seuls dans sa chambre, j’ai commencé à la questionner doucement, lui demandant si elle ne s’était jamais demandé comment était son père. Elle a dit : non. J’ai ajouté que je savais qu’on lui avait dit qu’il était mort et : l’as-tu cru ? – Non. – Alors ? Tu n’avais aucune curiosité ?
- Je ne voulais pas questionner. La révélation faite, elle a eu les larmes aux yeux, s’est serrée contre Gide et l’a embrassé, mais la gêne dominait, gêne où j’ai mal su débrouiller « la part d’étonnement et la part de joie ».
Comment ne serait-on pas heureux d’apprendre qu’on est la fille d’un tel père ?
- A son tour, la petite dame avoue sa fierté de reconnaître chez Catherine une « pudeur farouche » qui est aussi celle d’Élisabeth, paraît-il.
» Gide n’a évidemment pu encore donner son nom à sa fille puisque Madeleine est alors bien vivante et qu’il passe de longs séjours à Cuverville, que d’ailleurs il éprouve encore pour sa femme amitié et estime.
Louis Martin-Chauffier, qui n’a jamais fait vraiment partie du « clan » Gide, le juge toujours comme un très grand écrivain, à qui il n’a cependant cessé de préférer Proust.
- Peut-être ai-je eu ces rapports heureux avec lui parce que je n’étais ni le jeune homme béat, ni le disciple et, n’étant pas « tenté » par lui, je restais « à conquérir ».
» Il a toujours cherché, comme dans Corydon, à faire entrer l’homosexualité dans la morale. On a constitué un dossier contre lui à la préfecture et on a essayé de le faire chanter, ce qui était ignoble. Il ne s’est d’ailleurs jamais laissé intimider.
Depuis toujours Claudel l’intrigue et le préoccupe.
- A une époque, rappelle Louis Martin-Chauffier, il faillit l’entraîner jusqu’à la Sainte Table. Il racontait la chose ainsi : « Et pour me convaincre tout à fait il m’a donné son Journal. Cela a provoqué un refus décisif et définitif. Et je le lui ai rendu… non sans l’avoir fait intégralement recopier !... »
» Claudel représentait à ses yeux tous les péchés, les faussetés, l’impérialisme du catholicisme triomphant. Il se mit à le détester mais continua à s’intéresser à ses œuvres, et plus tard, quand il lira Le Soulier de Satin en une nuit, il s’écriera avec un bonheur non dissimulé : « C’est exécrable ! »
On ne peut s’empêcher de regretter que cette ouverture d’esprit, cet appétit pour les nourritures intellectuelles, cette curiosité pour les nouveaux talents, ce goût de participer au succès ou à l’insuccès des uns et des autres, ce sentiment de responsabilité vis-à-vis des moins fortunés ou des moins chanceux aient complètement disparu de la vie intellectuelle française.
Les nouveaux écrivains s’ignorent, se méprisent ou se haïssent. Pire : se méconnaissent. Les plus heureux fuient Paris et se terrent en province. Les autres ont parfois un petit « clan » d’inconditionnels, mais ce sont les idées politiques qui font le clivage. Chez Gide il y avait la générosité, ce que Louis Martin-Chauffier nomme « la gentillesse » et que l’on peut appeler, je crois, « la tolérance ». Il faut lire ces 650 pages pour comprendre à quel point ces temps sont révolus.
On peut trouver qu’il y avait dans cette admiration mutuelle de quoi faire sourire, mais n’était-ce pas mille fois préférable à la sécheresse actuelle ? "

Partager cet article
Repost0