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8 novembre 2010 1 08 /11 /novembre /2010 04:23

 

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« La plupart des hommes ne supportent ni l'immobilité ni l'attente. Ils ne savent point s'arrêter. Ils vivent mobilisés : mobilisés pour l'action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l'honneur. Et pourtant c'est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l'homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d'arrêt, les points d'arrêt, les stations, les stationnements qui favorisent le plus en lui l'attention à la vie, qui lui apprennent le plus. (...) Cette vie intérieure que nous méprisons, c’est pourtant par elle, c’est en sauvegardant au fond de soi un refuge, si humble soit-il, que l’homme peut arriver à se superposer à sa tâche, à son activité sociale, à lui-même. C’est en se distinguant qu’il se pose, et qu’il acquiert le droit de compter. Ce qu’il donne, il faut d’abord qu’il le fasse, qu’il le crée de sa substance, pour qu’il ne risque pas de donner ce qu’il s’est contenté de prendre ailleurs. C’est à cette condition qu’il sera réellement agissant et vivant. »
Paul Gadenne, Une grandeur impossible

Les premiers jours je me résolvais à assister aux assemblées générales étudiantes qui précédaient les blocages de la fac pour donner du relief aux gens qui s'engagent, pour unifier l’étrange incohérence entre l’image morne d’élèves plats assis en classe et celle de militants déambulateurs aux fortes potentialités vocales. Ces liens m’échappent toujours et face à l’organisation de ces mouvements dans la durée, à l’édification d’une motivation et d’une responsabilité collective, à la construction d’un discours grave, j’oscille entre un respect romantique et une exécration du remuement et des bruits. La caractéristique récurrente et donc très égalitaire des différents haussements de voix et des applaudissements qui les suivent c’est cette entêtante économie de la preuve que tous les discours chérissent et qui donne un pouvoir absolu aux joutes oratoires et à leurs dynamiques, très intéressantes à observer, lorsqu’une foule décide de huer plutôt que d’applaudir, et que ce basculement se joue sur une infinité d’éléments insaisissables. Aux absolues victimes qui réclament la liberté d’étudier répondent les apôtres du droit de grève, pour qui la mobilisation ne doit au fond demander de permission à personne, son existence garantissant seule sa légitimité. Ce n’est qu’au milieu d’une foule que l’on peut saisir la puissance de sa fièvre, l’immensité des compromis que fait chaque individu sans bien en prendre la mesure, lorsque son adhésion à un des serments vociférés exige que toutes les nuances soient effacées, le pouce se lève ou se baisse et le sens s’égare. J’observe T. qui applaudit solennellement les propos d’un garçon sur l’invasion du sécuritaire, assimilant toutes les institutions à des prisons et appelant à leur destruction par le feu dont naîtrait un terreau sain. Cet acquiescement n’est possible que noyé dans la foule, T. brûle d’un désir de communion, d’intensité du moment et du lien aux autres, il y a un orgasme de la clameur qui est attendu jusqu’à n’en plus pouvoir, tout ce tumulte qui nous échappe mais qui nous accueille ne semble pas avoir de limite de puissance, l’attente de l’explosion est une progression vers elle, la frénésie tâtonne le contour de ses propres limites, l’hystérie de la foule efface tout le reste, il n’y a plus que l’exaltation qui existe.

Les engagés qui passent à la tribune supportent sans sourciller le poids de centaines de regards mais même les plus forts connaissent l’ébranlement des premières secondes de l’intervention, quand momentanément l’orateur est en face de son ultime vulnérabilité, quand l’honnêteté de la nudité est encore là, avant les mots et les idées, le micro dans la main et le son qu’il va tout de suite falloir expulser de sa gorge. A force d’avoir oublié que les évidences trop évidentes n’ont jamais de sens je me retrouve perdue au milieu de « cette société qu’il faut changer », de ce « système injuste », de ce « droit d’étudier », de cette « démocratie » que l’on invoque pour recadrer un tableau absent. Je sens que rien ne se passe ici mais je comprends cette immense illusion divertissante, la foule et ses bruits semblent être un impact violent qui créera des fissures, chaque engagé veut croire à l'instant charnière et il y a quelque chose de rationnel à souhaiter ces bifurcations claires, vécues et distinctes, on ne veut plus de cette crasse et de cette lourdeur de la trop immobile vie intérieure, mais la vivacité de la fièvre cache sa vacuité et l'individu risque toujours de se faire prendre par ce vide qui le gagne et l'annule.

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