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7 janvier 2009 3 07 /01 /janvier /2009 22:13


Cours d'introduction sur le roman, la vache, j'ai dû avouer que ma fumiste de prof penchait parfois vers l'excellence, voilà qu'elle nous parle de l'actuel roman américain, qu'elle insulte ceux qui lisent Zola pour l'aspect so-cio-lo-gique, qu'elle cite Philip Roth et qu'elle nous conseille Don DeLillo, aussi grand que Balzac « ou presque » (je ne sais pas ce qu'il vaut, je compte sur l'un d'entre vous pour ne pas l'aimer mais qu'elle le mentionne dans son cours relève d'une ouverture intellectuelle dont je ne la soupçonnais pas). Je l'accuse intimement de démagogie alors qu'elle se lance dans sa diatribe contre les universitaires – donc contre elle-même, c'était le plus suspect – « certaines personnes pensent que plus c'est chiant [terme non contractuel ndlr], plus c'est intelligent : mais non ! » Les élèves rient, elle est contente de son effet, une petite rumeur s'élève, chacun raconte à son voisin son expérience de lecture chiante et se glorifie de ne pas être bête pour autant. Quand vient l'heure de passage du roman français actuel la sainte femme regrette notre retard national, causé selon elle par cinquante années d'expérimentations en tout genre, expérimentations intéressantes en elles-mêmes mais qui ne contribuent en rien à élever le roman, en tant qu'élever le roman c'est « fabriquer du possible ». Ma voisine note « roman = fabriquer du possible ».

L'heure passe, mange sur la suivante, et elle parle, parle beaucoup, sans s'interrompre, sans être interrompue, écoutée. Sa petite voix raque – toujours cette petite voix, toujours ce maigre cou – glisse dans la salle sur nos oreilles attentives, elle est si basse et si grave qu'elle résonne comme une voix enrouée, je me surprends plusieurs fois à toussoter à sa place, je me sentirais presque mal tant cet enrouement est récurrent, j'ai envie qu'elle tousse une bonne fois pour toutes, qu'elle retrouve un peu de clarté vocale, je pense en souriant au professeur de philosophie la veille et à sa petite phrase alors qu'elle manquait de mourir étouffée : « la finitude est dans le gosier. » Elle s'efforce parfois de coller plus strictement à son programme – car non, Roth n'est pas au programme – elle s'extasie sur l'Astrée dans une totale insincérité, enchaîne sur Tristan et Yseult en prononçant ces noms de nombreuses fois de suite, encore cette détestable manière de vouloir imprimer la prestance de ses mots dans nos esprits, je cède parce qu'elle a été bonne et que je pardonne tout aux gens brillants.

En distribuant les textes de colle elle m'emprunte ma liste, au moment de me la rendre elle me fait un grand sourire, « tenez Juliette, merci Juliette », trop de prénoms d'un coup, il y a trois semaines elle ignorait tout de mon nom, je l'entends encore me demander, alors que j'allais lui réclamer une de mes copies, « mais qui êtes-vous ? ». Son regard et son sourire veulent dire quelque chose, par la mention de mon nom je comprends qu'elle en sait plus mais j'ignore dans quel sens va ce plus, peut-être que ma copie de concours blanc sur la poésie lui a causée un fou rire, peut-être qu'elle est juste réconciliée avec moi parce que je suis de retour dans ses cours, après de petites absences dues à d'éminents problèmes de santé ante-vacances, peut-être que rien n'a changé mais qu'elle connaît mieux les prénoms, peut-être que je lui prête trop d'intentions, laissons-la à son déclin du roman français. « Où est Balzac, où est Stendhal ? Ils sont outre-atlantique maintenant, nous leur avons passé le flambeau. » Puis il s'agit de nous impliquer, nous, plus personnellement dans son propos, nous « les potentiels romanciers de demain », soit plein de termes qui nous séparent du statut de romancier, le potentiel et le « demain », le temps, toujours ce fichu temps. Je pense à Alice, je me dis que si j'étais investie de la mission de choisir l'auteur du Roman de demain – mission improbable s'il en est – je la choisirai, avec de telles responsabilités sur les épaules elle ferait quelque chose de bien, avec un peu de temps aussi. Moi je ne veux pas écrire de roman, il faut penser à trop de choses, s'éparpiller à de trop divers endroits, penser cohérence, penser intérêt, penser profondeur, autant être plus franc, autant être philosophe, ou juste philosophique. « Écrivez ce que vous voyez, écrivez ce que vous vivez, prenez en main l'avenir du roman français », chaque élève se place dans cette perspective de sauveur, nombreux sont ceux qui doivent déjà poser un cadre pratique à cette tâche : « je rentre chez moi, je fais l'allemand et je commence à écrire quelque chose. » Peut-être pas. Peut-être que tout le monde compte sur son voisin, comme je le fais avec Alice. « Et si vous deviez écrire 'une journée au lycée', quelle serait la première question ? » - silence lourd, pourquoi voudrait-elle tout à coup rompre sa suprématie vocale, elle va elle-même donner sa réponse, même si elle nous cherche des yeux. « La première question que se pose le romancier, c'est 'qui ?' » Regards d'évidence, mais oui, bien sûr. « Qui pour une journée au lycée ? Un narrateur omniscient, qui verrait tout et saurait tout, aussi bien ce qui se passe dans cette salle que ce qui se passe chez la concierge, chez le proviseur ? ». Tout le monde apporte sa réponse mais elles n'ont aucune importance, que chacun fasse à sa guise, s'il écrit le Roman du siècle on ne remarquera même pas le positionnement du narrateur.

Quand arrive la fin du cours tout le monde a l'air un peu embêté de sortir, les bons cours sont attachants et ne rendent pas service à ceux qui suivent, qui ont d'autant plus vite fait d'être lents et insipides. Cela ne manque pas en culture antique, il rend et corrige les concours blancs, la vache je majore sur le statut des métèques à Athènes, il commente « c'est bien », la culture antique, pour les non-initiés, c'est un peu comme une langue vivante cinq araméen au lycée, j'exagère à peine, une heure de cours hebdomadaire, une heure d'épreuve, mais cette note me fait l'effet d'une fraise tagada en plein crise d'hypoglycémie, c'est provisoirement agréable. Et alors que le tintement de la sonnerie ne va plus tarder à se faire entendre, alors que je me demande si je prendrai un café ou un cappuccino au café, je pense soudainement en un éclat de pensée : « mais pourquoi elle ne l'écrit pas, elle, ce Roman ? »
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commentaires

C
Ouh que j'aime cette note. Ouh que j'aime ce blog.
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L
Bien que ce ne soit sans doute pas de la fiction... Stendhal et Balzac doivent se sentir rassurés ; une descendante existe, et dans l'Hexagone !
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B
Bonjour,J'aimerais vous dire que je découvre votre blog et trouve cette note très bien écrite, incisive, ambivalente (dans le jeu prof-vous-les autres élèves) et même un peu interpellante (sur un point qui m'est assez étranger, l'écriture).Et aussi, puisque cela semble importer : bon anniversaire.
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