Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 mai 2010 1 24 /05 /mai /2010 03:22


reponse.png

 

Réponse à Murielle.

J'avais débuté ma lettre en gentille ignorante, j'imaginais qu'elle croiserait la tienne et que nous nous retrouverions à parler des mêmes choses sans nous être concertées, finalement je te réponds mais pas besoin des faits, nous savons que ça ce serait passé ainsi. Je me suis réfugiée à l'ombre fraîche de l'étage du sorbon pour te répondre, c'est vrai cette histoire d'étage, j'aime ce café pour son étage, je pourrais aimer n'importe quel autre café à étage et avec des fenêtre assez grandes pour espionner le monde qui bouge dehors, cette rue des écoles est une vraie télévision, les gens s'arrêtent devant le Champo pour lire le synopsis de Performance, je m'attends à tout moment à te voir accourir pour dire du mal du film et les éparpiller avec de grands gestes. Je te le disais et tu me le disais, les serveurs ici sont beaucoup trop aimables, quand je suis arrivée mon ami de l'étage qui martèle sans cesse mon prénom depuis qu’il le connait s'est adossé à une table après m'avoir demandé comment j'allais, comme pour montrer que je pouvais répondre pendant de longues minutes si ça me chantait, qu'il était là, qu'il écoutait. J'ai eu envie (de pleurer) de lui retourner la question tout aussi sérieusement mais comme ce n'était que de la politesse elle a eu du mal à s'imposer – voilà – et finalement, donc, je n'ai rien dit, je l'ai vaguement remercié pour autant d'attention, ce qui revient chez moi à baisser plus ou moins la tête en murmurant des mots qui doivent s'apparenter à des remerciements.
 
Parler de ce que l'on fait, dire « je t’écris », « je te réponds » : je m'étais ancré dans la tête de l'éviter à tout prix en écrivant le mot à C., j'ai réussi finalement, c'est agréable de temps en temps d'écrire des choses positives, enfin actives, plutôt que de réagir, d'analyser ou de parler de. Mais en tant que « future romancière » tu comprends bien tout ça.
Quant à C. tu suis l’essentiel, mon petit vécu quotidien de l’écho des faits serait difficile à verbaliser, c’est une infusion légère, ce n’est pas assez massif pour mettre de gros mots dessus mais fondamentalement il est de ces rares gens que je serais triste de perdre de vue avant même de les avoir réellement eu sous les yeux. Ce sont ses qualités qui ont sorti la situation de sa petite torpeur, le fait qu'il ne développe pas de réticence têtue à répondre doucement à mes sollicitations, c'est le rejet qui nourrit l' « hystérie », l'impression que l'autre nous enferme dans notre position d'aimante à sens unique et qu'il nous faut persister et tenter de briser ce qui résiste. Bel optimisme de penser que ceux qui nous résistent nous privent d’une présence essentielle, on s’anime d’un désir forcément destructeur qui ne veut que vérifier qu’il avait surestimé celui qui lui manquait. Le désir et le manque, Jean-Daniel râlerait, il n’y a pas de manque il n’y a que du mouvement, des aspirations qui naissent et qui se déplacent, elles ne renvoient à aucun trou béant structurel, surtout pas un truc parental, nous ne cherchons pas de père, nous ne manquons de rien.

Alors où est Monsieur F. dans tout ça, tout est trop compliqué pour démêler l'intrigue en deux coups de phrase mais il y a quand même cette volonté évidente de distance, une distance qui s'essouffle parce qu'elle manque de prétexte, le lien professeur-élève se périme doucement, même avec Rousseau l’année prochaine, bientôt sans doute vous serez deux individus vraiment égaux l'un en face de l'autre, s'il attend ce dernier moment pour s'exprimer tout le silence d'avant sera pardonné et justifié. Il l’a reconnu, on est fait pour s’aimer, pour écrire des poèmes dans la montagne, pas pour passer une heure à comparer des forfaits téléphoniques compliqués. Pendant le cours de mercredi j’ai manqué de sourire trop fort à deux occasions, d’abord quand il décollait le bout de scotch de sa table et que ton regard faisait des va-et-vient entre la scène et moi, d’un air « il se passe quelque chose » et quand j’ai pris conscience de la situation, le moment de la confrontation, quand tout s’aplatit parce que tout est présent, je suis tes pensées et tes calculs pour lui presque quotidiennement et tout à coup tout est là, dans une salle, pendant un cours, tout est réuni pour l’explosion mais tout est calme, la voilà la profondeur du monde, même dans un schéma simple conjugué au présent tout n’est pas dit.

Nos petites luttes sont différentes mais nous nous débattons dans l'eau vers le même genre de surface, ce petit bordel philosophique comme tu dis, les voilà nos soucis très durables, ceux qui nous serrent le ventre avec excitation devant l'étendue de la tâche informe qui se présente, travailler, lire, comprendre, oui ok l'agrégation, l'agrégation et nos postes de chargées de td, cours sur l'amour et l'insatisfaction, classes remplies de petits étudiants philosophes aux abois. Quand nous avions parlé de l'enseignement avec C. j'avais dit des choses un peu fausses, cette soi-disant peur paralysante de régresser en transmettant, je le pense moins fort ou plutôt je le pense d'une manière seulement très personnelle, juste en ce qui concerne ma capacité d'adaptation au job, être professeur de philosophie au lycée c'est avoir à subir tous les choix des élèves qui n'y ont pas goût, leur désintérêt, peut-être leur mépris, rien que leur innocente indifférence, savoir les motiver, leur révéler à quel point ils peuvent vite toucher aux choses essentielles, constater qu’il y a dans l’hermétisme de certains quelque chose d’indépassable, c'est tellement de responsabilités. A l'université les étudiants en philosophie ont au moins fait un choix de spécialisation, et pas le plus évident, sans doute ne continue-t-on jamais la philo pour de mauvaises raisons, il y a toujours ça de gagné, ce choix d'origine, mais même avec ça tout ne coule pas de source, il suffit de voir dans certains cours ces réflexes lycéens qui reviennent, les bavards chroniques, les négociateurs de quatre minutes de cours en moins, comme disait Jean-Daniel même là le respect n'est pas immédiat, il se gagne.

J’ai fini La sagesse de l’amour sans tout à fait comprendre l’intérêt de décliner Lévinas de la sorte, autant renvoyer directement à sa lecture, C. avait conseillé Le temps et l’autre avec raison. Mais indéniablement de beaux passages, la lassitude a priori d’Oblomov dont tu me parlais, « derrière le ‘il faut faire’ qui le submerge chaque matin de ses fastidieuses recommandations, Oblomov perçoit un ‘il faut être’ plus inexorable et plus décourageant encore. » Il faudrait écrire un essai nrf qu’on appellerait Soigner Oblomov, on embaucherait Onfray pour faire la préface (en précisant en avant-propos que notre estime pour lui prend des pincettes, Monsieur F. le méprise non ?) et Oblomov deviendrait un patient philosophique, on bâtirait précisément toutes les petites marches à sa disposition pour ériger son bonheur et son désir de faire et d’être.
D'ailleurs si j’ai peur d’une chose c’est que ce « trouble devenu atmosphère » de la philosophie puisse se périmer, qu’il puisse y avoir un moment de renoncement, que la difficulté de penser prenne le dessus, que ce choix un peu total de « vie » puisse être découragé, non pas contredit parce que je ne pense pas qu’il puisse l’être mais seulement essoufflé, que l’urgence permanente soit reléguée au statut d’urgence ponctuelle, comme ces mauvais professeurs que l’on sent trop incohérents, dont l’éventuelle profondeur de pensée pendant les cours est forcément ridiculisée par sa professionnalisation complète, on parle philosophie comme on parlerait géographie de la France ou théorème de Thalès, sans gravité aucune, comme un moment à passer, oui Juliette Cerf je parle aussi de toi. Dans les cours de ton Monsieur F., comme dans les bons cours de philosophie que j’ai pu avoir cette année ou les deux années dernières, il y a tout à coup l’impression d’être « là où ça se passe » comme tu le dis souvent, d’être au centre, de ne pas pouvoir envisager un ailleurs plus essentiel, un espèce de philosopho-centrisme s’il faut dire des gros mots, la philosophie qui s’agite si brillamment devient le centre de l’univers. La sensation est rassurante mais aussi inquiétante parce qu’elle montre qu’il y a des degrés de ressenti de l’essentialité de la philo à l’échelle cohérente d’une même personne, il y a des climax de prise de conscience et heureusement, jusqu’à présent, la sincérité de notre engagement qui perpétue l’écho de ce climax, qui n’en fait pas une fulgurance isolée et oubliée. Est-ce que cette douce continuité peut se perdre une fois qu’elle a été ? Sans doute que cette question elle-même est une bonne garantie, la garder en tête c’est se prémunir contre ce qu’elle redoute. Et puis les autres, en fait toi, Jean-Daniel aussi oui, JM dans une moindre mesure, ce sérieux cohérent que l'on retrouve chez vous, le sérieux qui refuse le marchandage, on peut rire, on peut se perdre un peu, mais au fond la philosophie est toujours là comme la meilleure des voies de fidélité à soi-même, de respect de son chemin de vie. Le sérieux c'est aussi le travail, en plus de cette sincérité et de cet amour, le travail redonne son poids nécessaire à notre existence, il permet de se remettre au niveau de la pesanteur de notre liberté, de vivre en paix avec cette crainte de notre toute-puissance dont tu parles. Et ce risque de « pédanterie » à trop prononcer cette « philosophie »... attends je sors Thomas Bernhard, bon lui parle de désespoir mais c'est la similitude des élans « assumons ! » qui est intéressante : « je n'ai pas honte de prononcer ce mot, parce que je n'ai plus l'intention de me mentir à moi-même ni d'enjoliver quoi que ce soit, là il n'y a plus rien à enjoliver, dans une société et dans un monde où tout est constamment enjolivé de la manière la plus répugnante. »

J’ai dérangé l’ami google pour aller observer Marcel Proust et voir si vraiment tu avais ces yeux fougères que l’on te prête, mais comme les siens ne sont pas sans une certaine globulosité et que les tiens n’ont pas du tout ce relief étrange j’ai eu du mal à vous comparer sur une bonne base. Tu as les yeux que l’on te donnerait s’il fallait remplir ton visage en fonction de ce que tu es, ça rejoint sans doute ton idée de visage qui ne ment pas que je veux bien te voler et te retourner, c'est ce qu'il y a de plus lourd à porter dans un visage, quand il s'exprime pour nous, quand il n'est pas ce masque protecteur dont beaucoup bénéficient. C. est de ces visages qui ne mentent pas, qui rendent la personne tout entièrement présente, il n'y a pas de fuite possible et surtout tout est déjoué : je me brûle les yeux à le regarder, la plupart du temps je regarde ailleurs comme une timide à deux balles, en fait c'est cette explosion d'humanité qui me tue, dans le face à face tout pue l'essence. Quant à mon visage, puisque tu lui parles, j'ai une relation difficile avec ses éléments du fait qu'ils ne sont unifiés que théoriquement, je ne les vis pas comme un tout indiscutable, je ne saisis aucune intégralité, le miroir me rassure que tout est en ordre, relié, cousu, mais ce constat est toujours une découverte. Les seuls moments de paix ont je crois lieu lorsque je me « choisis » un visage, lorsqu'il découle d'une certaine attitude qui me permet de le stabiliser, de projeter sur lui les conséquences de cette attitude, sérieux, réflexion, mauvaise humeur, froideur, observation... Toi aussi ton visage me tue, il crie la vérité de l'instant, l'humanité, son seul masque est mondain, c'est celui que certains pensent cerner à la fac en te voyant comme un petit objet malicieux et mignon, de là jusqu'à tes chaussures deviennent mignonnes, mais il faudra que j'y repense mieux, je suis trop ancrée dans nos one-to-one rue des écoles pour redonner du relief à ton implication mondaine.

Quant aux vacances, comme nous le disions, leur durée est angoissante, quatre mois sous notre entière responsabilité, août à Paris, peut-être Toronto en juillet, sans doute New-York en septembre, toujours l'île de ré et un peu de fade campagne ici et là. Il y a de la matière. En fait le voyage est critiquable quand il est un dérangement qui s'illusionne, il faudrait idéalement toujours pouvoir voyager en douce continuité avec le reste, sans qu'il s'agisse d'un événement, il faudrait étouffer le tourisme et revenir au voyage, ce que tu critiques s'apparente à ça. Et encore reste-t-il matière à réflexion, y a-t-il plus que de la mauvaise distraction dans le voyage, si l'on peut rater absolument l'occasion d'un voyage intérieur en allant à l'autre bout du monde alors qu'on parviendra à le provoquer en restant chez soi quel genre d'arguments reste-t-il aux grands voyageurs ? Je ne peux que répondre à ta question, celles-ci me dépassent, j'éprouve souvent du plaisir à voyager lorsque je suis seule ou solitaire, et en fait lorsque je peux transporter mes relatives habitudes avec moi, les transporter et les confronter aux légères variations extérieures, assurer leur pérennité et voir si leur changement d'environnement les affecte, en mieux, en pire, en déprimant. Je n'ai pas d'ouverture à l'imprévu ou à l'inconnu parce que ce sont des mythes, le seul dépaysement que je conçois est un mal profond du pays, je ne visualise pas un dépaysement ressourçant ou toutes ces histoires, la seule chose ressourçante c'est de se rassurer en important sa petite vie là où elle ne s'était pas naturellement implantée.

Il faudra que tu viennes passer quelques jours à la campagne en juin ou en juillet, cocher la case de ton quota annuel d'air frais et de petite frustration loin de tes salles de cinéma.

En attendant... je t'amitié,

Juliette

Partager cet article
Repost0

commentaires