« Un signe caractéristique, à première vue tout à fait extérieur, de la puissance grandissante de la pensée à voie unique, c’est – on le remarque partout – l’accroissement du nombre de ces désignations qui consistent à abréger les mots ou à accoler des initiales. Sans doute aucun de ceux qui sont ici présents n’a-t-il encore jamais considéré sérieusement ce qui est déjà accompli lorsqu’au lieu de dire Faculté, vous dites simplement Fac. Fac, c’est comme Ciné. Il est vrai que le cinématographe demeure différent des hautes écoles scientifiques. Cependant la désignation Fac n’est ni fortuite ni inoffensive. Peut-être même est-il dans l’ordre que vous entriez et sortiez de la « Fac » et que vous empruntiez vos livres à la « B.U ». La question demeure seulement de savoir quel ordre s’annonce dans la contagion de cette façon de parler ? Peut-être est-ce un ordre dans lequel nous sommes entraînés et auquel nous sommes abandonnés par Cela qui se retire devant nous ? »
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?
« La fin du monde »
La récurrence de cette idée est quotidienne, ce n’est pas le regret de la fin d’une époque particulière, la fin du monde était certainement visible à sa quasi-naissance, cette crasse des choses humaines, des rapports sociaux, toutes les occurrences qui donnent envie de prendre le large, de se désolidariser sans nuance du monde entier ; la vitrine animée de l’hippopotamus, les couples bavards qui se dévisagent, une femme qui parle trop fort dans le métro, une bouche qui rumine bovinement son chewing-gum, une voix féminine traînante ou chouineuse, la vulgarité, l’ère du fun, le bavardage, l’incompréhension, l’énergie et l’organisation déployées dans des choses affreusement inessentielles, un homme qui met dans sa démarche toute son ambition débile de virilité, la couverture avilissante d’un magazine, la scatophilie télévisuelle.
Murielle dit que ces petits faits mous et dégoûtants, toute la bêtise qui défile et qui gave, nous aimons presque les constater, nous ne pouvons pas souhaiter un monde parfait dans lequel tous les objets de critique auraient été rééduqués, nous sommes dépendants des choses qui nous révoltent, elles sont le tuteur dont nous décidons de ne pas épouser la forme, une esquive qui prend peut-être à son tour une forme. Mickaël pense lui en terme de cohésion de tous les éléments d’un système, il dit qu’en retirer les composantes qui nous donnent la nausée reviendrait peut-être à désosser le bâtiment de quelques unes de ses précieuses colonnes, qu’il est possible que d’autres choses dont nous ne souhaitions pas la chute s’effondreraient par la suite, que nous ignorons donc les vraies conséquences des changements que nous espérons, que le tout d'une réalité doit s'appréhender comme tel. Mais à y réfléchir les étincelles de manifestation de la fin du monde ne réclament pas de pulsions de changement, elles sont d’un désespoir tout à fait incapable de destruction massive, ce n’est pas de l’impuissance mais du pragmatisme, la conscience que nous ne sommes personnellement rien du tout pour agir, que nous ne sommes que notre regret de ne pas voir le monde s’agiter autrement, regret qui ne naît pas d’une assignation orgueilleuse mais de notre faculté à concevoir que certaines choses auraient dû éclore différemment.
Se réconcilier avec le monde ce n’est que récréer à sa petite échelle ce que l’on veut, ce que l’on aime, dédaigner le reste et aménager son propre petit tunnel ; il n’y a rien de pacifié dans l’isolement, nous n’aimons pas davantage ce qui nous échappe vu par le prisme de notre aire d’influence ; la vie n'a pas à être belle, il est acceptable qu'elle soit écœurante.
Impossibilité du relativisme : on ne peut pas dire, je n'aime pas le monde mais je conçois que d'autres l'aiment résolument et je leur concède avec tolérance cette idylle, il y a dans tout sentiment de lucidité un hégémonisme logique, il ne s'agit pas de condamner par principe le bonheur vraisemblablement mal fondé de quelqu'un au nom d'une hygiène rigoureuse de vie et de pensée, il s'agit de souhaiter que s'impose la conscience de l'insuffisance de nos résignations mutuelles et de s'entendre sur la nécessité d'une exigence permanente. L'exigence refuse les expérience inutiles et évalue nos épisodes de vie pour en définir progressivement et péniblement les bons ingrédients.
Il y a, dans cette obsession de l'exigence, coïncidence avec ce que nous devons être, nous n'avons pas à être quelqu'un au contenu définissable, nous avons à obtenir notre propre respect et notre propre sens ; ne même pas se poser la question n'est qu'une triche grossière, non une échappatoire respectable. Nous avons un intérêt personnel à ce que le monde ne s'enfonce pas trop profondément dans son bain de non-exigence et de laisser-aller (« ne pas se prendre la tête » ; « se lâcher »), nous avons besoin de lui comme d'un témoin, nous avons besoin de son intelligence pour raviver et fonder durablement notre exigence, nous avons besoin qu'il place au premier plan ses plus belles réalisations pour toujours nous rappeler de quoi nous devons être capables. Si l'essentiel s'éclipse du premier plan, si nous n'avons plus devant les yeux que l'ingéniosité publicitaire, la propagande creuse du divertissement et l'amour en boîte de conserve, nous tuons pour nous-même les chances d'épanouissement de l'exigence et du sens.