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Des visages

 

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« Il n'y avait jamais eu d'explication entre Irène et lui. Ni avant ni après qu'elle fût partie. Elle avait attendu, pour partir, de se savoir indispensable. Sa patience avait été grande : elle avait attendu pour cela trois ans. Mais jamais rien n'avait été expliqué. Dès le début, quand il l'avait trouvée, cela avait été ainsi. Et ensuite, était-ce à cause de tant d'événements incompréhensibles ? il avait été dévoré du désir de comprendre : c'était peut-être ce désir qui l'avait attaché le plus à Irène. Il y avait eu des sortes de charnières dans leur vie, des points de moindre résistance : il aurait voulu savoir pourquoi ils avaient cédé. Peut-être aurait-il fallu, pour cela, remonter à l'enfance d'Irène, à ses jeux, à ses chagrins ? Maintenant il avait progressé. Il désirait toujours savoir, mais il avait appris la patience, il savait que ce savoir est l'œuvre du temps, de la réflexion, de l'amour - d'un amour différent, sans rien de commun peut-être avec la passion effrénée d'autrefois. Il songeait à la vanité des explications trop formulées, trop précises, quand il faut des volumes pour rendre compte d'une plainte, d'un soupir. »
La plage de Scheveningen, Paul Gadenne

 

« Défaire les formes, mais en garder juste ce qu'il faut pour ne pas sombrer dans la folie (en vie réelle) ou le chaos frénétique de l'informel (en peinture). »

Francis Bacon : logique de la sensation, Deleuze

 

Parfois on pourrait croire qu'il refuse de participer au moment, qu’il préfère le laisser entre nos mains pendant que doucement il fuit respirer son propre oxygène avant de revenir continuer l'apnée collective. Il y a de la superbe à refuser un poids sur ses épaules comme il y a de la violence à le déléguer, à se reculer dans sa chaise en croisant les bras, en se désolidarisant des mélanges incertains des mots et des idées des autres. Son recul est mystérieux parce que l'on peut très vite l'estimer plus profond que les écarts que nous nous voyons ponctuellement faire : il y a dans ses yeux qui regardent ailleurs des témoins lassés par des scènes qui se répètent, des répétitions vécues qui me font imaginer une distance irrémédiable, une adhérence à l'instant usée à force d'y avoir excessivement cru, à force d'avoir donné à l'immédiat l'importance d'une acmée continue.  L’excessivité un peu solennelle de la modélisation de son regard a un intérêt, l’intérêt de la projection, pouvoir lui soupçonner ce dégoût c’est croire en cette vision parfois écœurée des choses, c’est penser qu’elle a une légitimité, une justification solide, c’est donc déjà se laisser envahir par elle, adopter pour soi le regard que l’on prête peut-être exagérément à l’autre, faire confiance à ce point de vue parce qu’il est celui de l’autre tel qu’il semble le crier et tel qu’en fait nous voudrions le crier.

 

Je trouve chez lui les épaules pour supporter ce que je lis de son monde et ce que j’aimerais écrire dans le mien, sans que cette projection ne soit une chimère, non seulement parce que des adéquations émergent entre l’image projetée et la surface réceptrice, mais surtout parce que le lieu de cette rencontre n’est pas celui d’altérations potentielles, il ne devrait jamais s’agir de jouer le petit jeu de l’idéalisation qui traîne inévitablement derrière lui son lot de contre-rythmes car tout y est faux, ou plutôt tout y est prémâché, prêt-à-penser, prêt-à-parler, nos attentes en ce domaine sont trop souvent des formes instituées qui nous pétrissent à coup de marteau et nous imposent le monde tel qu’il n’est pas. Elles condamnent insatiablement à une insatisfaction due à la nature même des formes instituées, formes faillibles et parcellaires qui n’ont pas la cohérence de l’authenticité ; lorsque l’on arrive à leurs bords s’ouvre abruptement un désert ("le désert croît, malheur à celui qui protège le désert"), un gouffre où rien n’a été écrit, mâché ou pensé, nos pieds se meuvent si brutalement dans le vide qu’ils sont incapables d’une vigueur créatrice, ils sont anesthésiés par des béquilles qu’ils ont toujours employées et auprès desquelles ils s’empressent de retourner pour ne pas tomber. Ce qui se déchire dans l'enveloppe lisse de l'Image lorsque nos attentes prédécoupées ne trouvent plus d'écho c'est précisément cette découpe instituée à coup de marteau et si sa facticité devrait alors être dénudée sa perfidie consiste précisément à placer cette brèche sur le compte de l'autre, du manque, de l'insuffisance. Le cercle vicieux se dessine : aux portes du désert nous risquons de rebrousser chemin et de revenir inlassablement sur nos pas, en oubliant qu'ils nous mèneront toujours à la même impasse.

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